Fribourg
La population fribourgeoise doit se prononcer sur la recapitalisation de la société Bluefactory. L’opération financière est cruciale pour le développement du quartier d’innovation construit sur l’ancienne brasserie Cardinal, qui demeure en deçà des attentes initiales

Elle est l’emblème industriel de la ville de Fribourg. Plus que centenaire, la cheminée en briques de l’ancienne brasserie Cardinal rappelle les effluves de malt qui emplissaient autrefois la cité. Elle est le témoin d’une histoire passionnelle, comme ce 7 novembre 1996, quand la foule prit la rue pour défendre son usine. Cette dernière finira par fermer ses portes en 2011 au terme d’une lente agonie. Monument protégé, la cheminée trône aujourd’hui au cœur du quartier d’innovation de Bluefactory, dont le destin se jouera le dimanche 13 juin. La population est appelée à se prononcer sur la part cantonale (25 millions de francs) de la recapitalisation de la société Bluefactory Fribourg-Freiburg (BFF), la part de l’autre actionnaire – la ville de Fribourg – étant, elle, déjà acceptée.
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Cette opération financière, à hauteur totale de 50 millions de francs, doit permettre à ce parc technologique, qui accueille entre autres, depuis 2015, le Smart Living Lab de l’EPFL, d’enfin décoller. Deux nouveaux bâtiments et diverses rénovations sont prévus. Le Grand Conseil a largement accepté le crédit le 12 février dernier, mais un groupe de 28 députés emmenés par l’UDC ont actionné un instrument politique rare, celui du référendum parlementaire financier. «En tout, 172 millions de francs ont été investis depuis 2011 par les collectivités publiques pour des projets en lien avec ce site, il est temps que les citoyens puissent se prononcer sur l’avenir de Bluefactory», justifie le coprésident du comité référendaire, Cédric Péclard, député indépendant et syndic de la commune broyarde des Montets.
340 emplois aujourd’hui
Le projet soumis en votation est soutenu par une vaste coalition politique, ainsi que par l’ensemble des organisations économiques. Fin avril, pas moins de trois conseillers d’Etat issus tous de partis différents venaient défendre le projet devant les médias. Le budget de campagne du oui se monte à 54 000 francs, contre 3000 francs investis par l’UDC. Malgré le soutien de l’ensemble du Fribourg institutionnel, le oui n’est cependant pas garanti dans les urnes. Parmi le grand public, Bluefactory a jusqu’ici plutôt l’image d’une friche industrielle qui fait parler d’elle surtout pour ses retards (le plan d’affectation cantonal n’a été délivré qu’en juillet 2018) et ses attentes déçues, comme celle de créer 2500 emplois (aujourd’hui 340).
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Président de la société BFF depuis 2018, Jacques Boschung demande à ne pas être jugé sur le passé. «Il y a eu des promesses utopiques et une mise financière de départ beaucoup trop faible, reconnaît-il. Mais la dynamique est là, nous devons refuser des entreprises qui voulaient venir s’installer.» Et s’il admet encore que la mise en œuvre du parc a rencontré des difficultés, il en défend la vision: «Il y a dix ans, les initiateurs ont voulu par exemple un site zéro carbone. C’était pionnier.»
Jacques Boschung est dans les starting-blocks. «Sans ce référendum, nous aurions commencé la construction d’un des bâtiments en avril. C’est un chantier budgété à 26 millions de francs, avec une entreprise générale fribourgeoise, 46 sous-traitants locaux, quelque 320 ouvriers et plus de 2000 mètres cubes de bois de nos forêts. C’est un véritable plan de relance du canton qui est en stand-by.»
Pas de plan B
L’enjeu du scrutin est important. Pour l’heure, ni la société BFF ni le canton n’a de plan B en cas de non. Du côté des opposants, Cédric Péclard se défend de vouloir couler Bluefactory. «Au contraire, relève le député de la Broye. Nous voulons le sauver.» Pour lui, les retards du projet sont le résultat des problèmes de gouvernance liés au double actionnariat à parts égales de la ville et du canton «qui ont des visions divergentes»: «Il est temps que le canton reprenne le lead complet.» Fer de lance des opposants et chef du groupe UDC au Grand Conseil, Nicolas Kolly abonde dans ce sens: «A l’origine, on a voulu développer un parc technologique créateur d’emplois à haute valeur ajoutée, puis le projet s’est transformé sous l’impulsion de la ville. On y a intégré une dimension culturelle, du logement…» Il poursuit: «Si les autorités communales veulent bâtir un écoquartier où il fait bon vivre, je peux le comprendre. Mais dans une telle optique, ce n’est pas au canton ou aux citoyens des régions périphériques, qui sont déjà les parents pauvres des investissements publics, de le financer.»
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«Les opposants souhaiteraient qu’on revienne à une pure zone industrielle comme à l’époque de Cardinal, ce n’est plus concevable pour une zone aussi stratégique, au cœur de la ville», relève Andrea Burgener Woeffray, conseillère communale (exécutif) de Fribourg. La socialiste défend la mixité du lieu: «Bluefactory demeurera un pôle axé sur l’innovation, mais doit aussi être un quartier ouvert à la culture, avec de l’habitat innovant et des voies de mobilité douce.» «Il faut investir pour les générations futures», plaide encore l’élue, persuadée qu’à terme «les retombées du site, posé le long de la ligne Lausanne-Berne, dépasseront les frontières cantonales».
Au cœur des grandes écoles
De l’autre côté de l’échiquier politique, la députée PLR Nadine Gobet pense également à la nouvelle génération: «Nous sommes le champion romand de la démographie, mais chaque matin une personne sur quatre quitte le canton pour aller travailler ailleurs, regrette la Gruérienne, également directrice de la Fédération patronale et économique (FPE). Bluefactory est l’occasion d’offrir à nos jeunes bien formés des emplois de qualité». A ses yeux, l’avantage du parc n’est pas seulement d’être au centre-ville, mais au carrefour des grandes écoles, avec l’université ou la Haute Ecole d’ingénierie et d’architecture. «De quoi faire émerger des nouvelles idées qui seront bénéfiques à l’ensemble des entreprises.»
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Au final, observe l’historien Bernhard Altermatt, aussi conseiller général du Centre, à Fribourg, «les visions se recoupent, la ville veut un quartier à la pointe de la culture urbaine, le canton à la pointe de l’innovation industrielle». Selon lui, les tenants du oui aiment rappeler l’ancienne brasserie afin de faire remonter les émotions liées à cette histoire commencée en 1788: «De par ses monuments protégés, comme la cheminée de briques, Cardinal demeure inscrit dans le paysage architectural fribourgeois, mais aussi dans les mentalités. Mais il est temps que de nouveaux acteurs économiques prennent véritablement possession de ces lieux.»