Les Trois Suisses, Guillaume Tell, Winkelried, le cortège patriotique fédéral défile au masculin. Pour trouver quelques héroïnes, en cette semaine du 1er Août, il faut aller dans les cantons. Qui sont-elles, qu’ont-elles fait au juste et comment leur gloire arrive-t-elle jusqu’à nous? Réponses avec Gilberte de Courgenay, la Mère Royaume, la reine Berthe et sainte Marguerite Bays. 

Episodes précédents:

Le 13 octobre dernier, à Rome, le pape François a canonisé Marguerite Bays (prononcer «Bailly»). La couturière de Siviriez a rejoint ainsi la cohorte des saints et, parmi eux, la petite élite des stigmatisés, ce qui la place aux côtés de saint François d’Assise. Au village, la première fête de la nouvelle patronne a été reportée au 21 juin 2021, pour cause de coronavirus.

C’était une fille de la campagne, toute simple de prime abord. Elle naît en 1815 à La Pierraz, un hameau niché sur les collines de la Glâne, seconde de sept enfants. Elle est joyeuse, silencieuse déjà, intelligente et ira à l’école plus longtemps que d’autres.
Elle apprend la couture, métier qu’elle va exercer au porte à porte, entrant dans les fermes avec ses ciseaux, ses épingles et son chapelet. Elle aime les enfants, qui le lui rendent bien, les malades et les pauvres. On lui trouve rapidement un rayonnement bienfaisant.

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A la maison, ce n’est pas tous les jours facile. Elle insiste pour élever elle-même François, le fils illégitime de son frère aîné, l’un des 24 enfants hors mariage que l’on recense à l’époque dans la paroisse de Siviriez. Pourquoi Marguerite n’entre-t-elle pas au couvent, comme tant de ses semblables? «Non, je prierai autrement», répond-elle tout en se vouant au célibat.

Préjugé coupable

Un terroir arriéré où triomphe la foi du charbonnier? Le journaliste protestant parti sur la trace de la sainte doit abandonner en chemin tout ou partie de ce préjugé. Au moment où Marguerite a choisi sa voie, la campagne fribourgeoise n’est pas épargnée par la tentation anticléricale. Battu dans la guerre du Sonderbund, le canton aura bientôt, et pour dix ans, un gouvernement radical. Notre héroïne, pendant ce temps, aiguise sa spiritualité, lit la Bible autant que les Encycliques, tire profit de la formation et de la bibliothèque des capucins de Romont.

Sauf pour des pèlerinages à Einsiedeln, Marguerite ne sort guère du village. Sa vie n’en est pas moins étroitement liée à l’histoire du catholicisme contemporain. Le 8 décembre 1854, alors qu’elle n’a pas 40 ans, le cancer de l’intestin qui la condamne guérit comme par miracle. Au même moment, à Rome, le dogme de l’Immaculée Conception est proclamé par Pie IX. Un sacré numéro que ce pape! Privé de son pouvoir temporel par l’Italie unifiée, il déborde en compensation de créativité spirituelle. L’infaillibilité pontificale, c’est aussi lui. La vénération du Sacré-Cœur de Jésus étendue à toute la chrétienté, encore lui.

«On est bien forcé d’y croire»

«O sainte victime, c’est dans la plaie de votre cœur que je veux rendre le dernier soupir», priait Marguerite en patois fribourgeois. Au sein de l’Eglise, le temps est au dolorisme. Il faut toutefois attendre, pour que l’odeur de sainteté de la couturière se répande au-delà de la Glâne, les extases cataleptiques et les stigmates. Ces derniers apparaissent vers 1855 aux mains, aux pieds, sur la poitrine. Tous les vendredis après-midi entre trois et quatre, l’heure de la Passion. Cela attire du monde, ce qui ne plaît pas forcément à la famille. Ni à l’évêque, qui reprochera un jour à la mystique son manque de modestie. Formée du préfet, d’un médecin et de deux prêtres, une commission d’enquête est dépêchée chez les Bays en 1873. «On est bien forcé d’y croire», conclut le rapport.

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Marguerite devient une sorte d’autorité qu’on consulte. Sa figure se politise quelque peu. La voici impliquée dans l’affaire de l’œuvre de Saint-Paul. Contre l’avis de l’évêque, qui ne veut pas d’ennuis avec un gouvernement hostile aux congrégations religieuses, le chanoine Joseph Schorderet tient à lancer un journal comme moyen d’évangélisation. Marguerite approuve, l’évêque s’incline, La Liberté sort de presse. «Il faut tout faire pour la gloire de Dieu», dit Marguerite aux Sœurs de Saint-Paul, qui tiendront l’imprimerie.

Celle qui était parvenue à l’état de la «prière continue» et ne se nourrissait plus que de la sainte communion mourut le 27 juin 1879, à 63 ans, dans sa maison natale. Il n’existe malheureusement aucun vrai portrait d’elle, aucune photographie. Sa seule effigie, reproduite à l’infini dans des variantes toujours plus médiocres, a été peinte cinquante ans après sa mort. Des paysans qui l’avaient connue enfant l’auraient trouvée ressemblante, la bonté en moins. On ne lit en effet dans ce regard perçant de paysanne aucune empathie pour le genre humain.

«Le ciel n’est pas un dortoir!»

Un premier procès en béatification, ouvert en 1927, échoue pour cause d’insuffisance du dossier. La seconde tentative, à partir des années cinquante, sera la bonne. Entre-temps, un miracle s’est produit. A la Dent de Lys, alors que toute sa cordée périt dans une chute, Marcel Ménetrey est le seul survivant. Il l’attribue à l’intercession de Marguerite et deviendra curé. Entre sa béatification (1995) et sa canonisation, la sainte a donné un second signe: Virginie Baudois, un bébé de 22 mois, est retrouvée indemne après avoir passé sous les roues d’un tracteur. La miraculée est aujourd’hui esthéticienne dans un salon de Bulle.

Pourquoi produire encore des saints? «La vie de Jésus Christ est si courte et parfaite qu’elle nous effraie, répond l’abbé Martial Python, auteur de plusieurs ouvrages sur Marguerite Bays. Les saints, qui sont de notre condition, nous montrent que vivre l’Evangile est à notre portée. Le ciel n’est pas un dortoir, mais une famille en pleine activité!»

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La maison natale de Marguerite, à La Pierraz, a été aménagée en lieu de pèlerinage. Ceux qui viennent se recueillir dans la petite chambre à plafond bas sont accueillis par Fabienne Sauca. Avec son mari et sa famille, elle vit dans la maison, où sont nés cinq de leurs six enfants. «Le Seigneur envoie souvent des petits et des modestes pour provoquer la confusion des grands, dit-elle. Ce qui me touche chez Marguerite, c’est sa grande écoute. Elle était en avance sur son temps, car le Dieu dont elle parlait était un père miséricordieux, pas un juge lointain. Voyez comme ces lieux sont simples, et pourtant un grand fleuve de sainteté y est né.»


A lire: Martial Python, «La Vie mystique de Marguerite Bays», Parole et Silence, 2011
Le site de la Fondation Marguerite Bays: marguerite-bays.ch


Marguerite Bays en neuf dates

1815 Le 8 septembre, naissance de Marguerite Bays à La Pierraz, paroisse de Siviriez (FR).

1847 Défaite des cantons catholiques lors de la guerre du Sonderbund. Les radicaux prennent le pouvoir à Fribourg, pour dix ans.

1854 Le 8 décembre, le pape Pie IX proclame le dogme de l’Immaculée Conception. Ce même jour, Marguerite guérit miraculeusement d’un cancer de l’intestin.

1873 Consultée, Marguerite approuve la création de l’œuvre de Saint-Paul, pour l’évangélisation par les médias. Une commission d’enquête se penche sur ses stigmates.

1879 Mort de Marguerite, le 27 juin.

1940 A la Dent de Lys, Marcel Ménetrey survit à l’accident qui tue ses compagnons de cordée et l’attribue à l’intervention de Marguerite.

1995 Béatification par Jean Paul II.

1998 La petite Virginie Baudois survit après être passée sous un tracteur, à Siviriez.

2019 Canonisation par le pape François, le 13 octobre.