A Genève, des familles nombreuses sous perfusion de l’Etat
Aides sociales
Devant l’explosion des prestations complémentaires familiales, «Le Temps» s’est penché sur plusieurs cas concrets. Au bénéfice d’aides diverses et de logements subventionnés, ces familles illustrent l'ampleur de la prise en charge étatique lorsque les revenus sont minimes

C’est un immeuble sans charme mais au calme, dans le quartier des Charmilles à Genève. La famille A. y élève ses cinq enfants, dans un appartement de sept pièces. Si elle avait dû se loger en loyer libre, elle aurait payé 3952 francs par mois (moyenne de l’Office cantonal de la statistique pour 2016). Heureusement pour elle, la famille A. ne paye pas ce prix, loin de là. Elle débourse 1360 francs par mois, charges en sus, car son appartement est un logement social de la Ville. Avec un revenu annuel de 40 000 francs, il ne pourrait pas en être autrement.
Une pile de papier, des noms que nous tairons, des numéros de dossiers. Ils ne racontent pas le quotidien de ces familles précaires, leurs fins de mois difficiles, leurs parcours heurtés, leurs exils. Mais ils donnent à voir en revanche leur situation financière exhaustive. Les documents que Le Temps s’est procurés racontent la réalité chiffrée de plusieurs familles résidentes à Genève, au bénéfice de prestations complémentaires familles (PCFam). Où l’on découvre qu’elles sont sous perfusion de l’Etat.
Explosions des coûts
Instaurées en 2012 dans le but de sortir des gens de l’aide sociale en compensant la différence entre le fruit d’un emploi modeste et les besoins reconnus du ménage, jusqu’à un montant maximum de 70 200 francs, quel que soit le nombre d’enfants, elles ont explosé depuis. En 2016, l’Etat a versé 19,5 millions de francs de PCFam et aide sociale, contre 11,7 millions en 2013.
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C’est beaucoup, et les pronostics sont à la hausse. Berne, à l’horizon 2030, prévoit une augmentation annuelle des prestations complémentaires de 2,4% pour les cantons et de 1,7% pour la Confédération. Pour l’heure, les PCFam sont une goutte d’eau dans cet océan, et seuls les cantons de Genève, Vaud, Soleure et le Tessin les connaissent. Ont-elles tenu leurs promesses? Il faudra attendre la fin de l’été pour le savoir. Genève disposera alors des résultats d’une évaluation du système, réalisée par le bureau d’étude de politiques sociales BASS, qui a déjà ausculté son homonyme vaudois avec un résultat plutôt positif. «Nous avons mandaté cette analyse devant l’explosion des coûts, explique le conseiller d’Etat en charge, Mauro Poggia (MCG). Il faudra certainement apporter des modifications à notre système.»
Soutien scolaire et camps de vacances
Retour aux Charmilles, vers la famille A. L’étude de ce cas éclaire une réalité singulière. Mais, comme d’autres, elle vient grossir la facture sociale de l’Etat, dont la valse des millions ne parle qu’aux grands argentiers. Dans le détail, c’est interpellant. Le père gagne un peu moins de 40 000 francs par an, la mère ne travaille pas. Aussi leur rajoute-t-on un gain hypothétique de presque 19 000 francs – sorte de pénalité qui se veut une incitation indirecte à travailler davantage. Le couple possède une petite épargne, touche 21 600 francs d’allocations familiales. C’est ce qu’on appelle le revenu déterminant. Pour connaître son droit aux prestations, l’Etat se lance alors dans un savant calcul des dépenses reconnues de cette famille. Résultat: il les évalue à 111 000 francs annuels. Il se charge alors de verser la différence sous forme de prestations. Pour la famille A., ce sera 30 000 francs annuels. Sans compter la prise en charge des coûts de l’assurance maladie pour 21 000 francs. Pourraient s’ajouter les frais de garde et de soutien scolaire à hauteur de 6300 francs par an et par enfant, dont 500 francs pour les camps de vacances.
La famille B. en a bénéficié cette année. Avec cinq enfants, cette maman de Meyrin n’aurait pas pu, avec son salaire annuel de 23 000 francs, prendre en charge le camp de sport de l’un de ses fils. Ni la formation et les études des plus grands. Le système vient donc à la rescousse, avec 25 000 francs de PCFam cette année, en plus des 63 000 francs d’allocations familiales, de formation et de bourse d’étude ainsi qu’un subside pour l’assurance maladie. Depuis 2013, elle aura touché 110 000 francs de PCFam cumulées.
«Quelque chose à perdre et quelque chose à espérer»
Combien sont-elles, les familles nombreuses à Genève qui obtiennent le secours de l’Etat? 99 exactement avec quatre enfants et plus. Autrement dit des exceptions, mais dont la prise en charge heurte parfois le contribuable: «La classe moyenne supérieure n’a droit à rien mais paie tout sans jamais être exonérée, constate Mauro Poggia. Il faudrait faire en sorte de ne pas l’appauvrir, car elle est le ciment de la société, la garantie du non-basculement vers les extrêmes. C’est celle qui a à la fois quelque chose à perdre et quelque chose à espérer.» A tout le moins, c’est la patience que certains perdent, devant ce qu’ils considèrent comme d’injustes largesses.
Ce n’est pas six, mais huit enfants, dont cinq encore à charge, que la famille D. a engendrés. Seule représentante dans sa catégorie, au demeurant. Avec un loyer mensuel de 2000 francs, une rente AVS annuelle de 28 000 francs, des allocations familiales de 25 000 francs et un subside d’assurance maladie complet (à hauteur de la prime cantonale moyenne), la famille ne touche que 14 000 francs de prestations annuelles. En revanche, en vertu de son droit aux prestations complémentaires AVS/AI, elle a droit au remboursement des frais médicaux à hauteur de 25 000 francs par adulte et de 10 000 francs par enfant (franchise, participation aux frais), à la redevance Billag, à des abonnements annuels aux transports publics pour 66 francs, au lieu de 500 francs par personne. Question loyer, la famille D. a moins de chance que la famille E., cinq enfants, arrivée en Suisse en 2015 et logée dans un 5,5 pièces de la Ville à 906 francs par mois, sans les charges.
Plafonner à partir de trois enfants
Dans le canton de Vaud, qui verse de l’ordre de 50 millions de PCFam par an, on a trouvé une solution pour éviter les cas exceptionnels en matière de remboursement des loyers des familles à l’aide sociale ou aux PCFam. Celui-ci est plafonné sur le montant d’aide admis pour une famille de deux adultes et trois enfants. Les viennent-ensuite ne déclenchent pas de nouveau subside par pièce. Genève connaît une autre limite, mais plus souple: «On ne plafonne pas le nombre de pièces, mais le montant maximal du loyer pris en charge, explique Mauro Poggia. Mais il est vrai que chaque nouvel enfant donne droit à davantage de prestations.» A partir du quatrième, une famille a droit à 1800 francs par an pour chaque enfant supplémentaire, jusqu’à concurrence de 32 400 francs.
Dans les cas qui nous occupent, les familles n’ont pas de subvention cantonale au logement mais bénéficient de logements sociaux de la Ville de Genève. La Gérance immobilière municipale (GIM), qui s’occupe de 5300 logements, dont 95% sont destinés à du logement social, fixe le montant du loyer en fonction des revenus et de la fortune des locataires, réévalués chaque année. En mai, des députés PLR et PDC ont proposé de réformer la GIM. Il s’agissait notamment d’augmenter la part de loyers libres à 30%, ce qu’ils présentaient comme un geste envers la classe moyenne. Mais ils n’ont pas fait le poids devant la charge de la magistrate socialiste Sandrine Salerno, qui a convaincu le Conseil municipal de se refuser à l’étudier. Depuis, Adrien Genecand ne décolère pas, car si la Ville facturait le loyer cantonal moyen pour un 4 pièces, soit 1481 francs, elle gagnerait 30 millions de francs par an: «L’attribution de logements reste une subvention déguisée, avec l’éternelle question de savoir si ceux qui en bénéficient sont légitimes, puisqu’il n’y en a pas pour tous les demandeurs. Je préférerais que le logement soit rentabilisé et que les bénéfices servent à davantage de culture ou à du social plus ciblé.» Mauro Poggia en revanche voit d’un bon œil que la Ville débourse à la place du canton: «Une augmentation de loyer peut faire élire une famille aux PCFam.»
Le risque de l’«optimisation sociale»
Calculs d’apothicaire? Les politiciens n’en ont pas l’exclusivité. La famille D., elle aussi, sait compter. Si l’épouse travaillait, cette famille perdrait en effet ses droits aux prestations. Idem pour la famille A. si ce couple travaillait à plus de 90% ensemble (40% pour une famille monoparentale). Coïncidence? Dans nos dossiers, on constate que les bénéficiaires de PCFam frôlent la limite du revenu qui donne droit aux prestations. Le système inciterait-il à se tourner vers les aides plutôt que vers l’emploi? «Je reste convaincu que la différence entre les prestations sociales et les revenus du travail peu qualifié n’est pas suffisante pour inciter les gens à travailler, estime Mauro Poggia. Certains doivent réfléchir à deux fois avant de se lancer dans la jungle du marché du travail quand ils peuvent choisir un revenu modeste mais assuré.» Pour autant, le conseiller d’Etat ne croit pas que la majorité des bénéficiaires fassent de «l’optimisation sociale», comme d’autres de l’optimisation fiscale.
Vaud veut éviter les effets de seuil
Pour s’en assurer, le canton de Vaud a opté pour «une logique d’assurance sociale plutôt que d’assistance publique», résume Pierre-Yves Maillard. Pour éviter les effets de seuil et inciter les bénéficiaires à travailler davantage, Vaud a instauré une franchise dégressive qui permet que le revenu du travail gagné en plus profite partiellement au bénéficiaire. Une manière d’inciter à travailler plus pour gagner plus. Autre garde-fou: les familles dont tous les enfants ont plus de 6 ans voient leurs prestations réduites de manière importante. Selon l’idée difficilement contestable que la prise en charge scolaire libère du temps pour les parents. Les frais de garde et de soutien scolaire sont en revanche plus généreux qu’à Genève, 10 000 francs par an et par enfant. Différence majeure entre les deux cantons: les PCFam vaudoises sont financées par des cotisations sociales pour moitié environ, à raison de 0,06% à la charge des employeurs et autant à la charge des employés. Et elles sont fiscalisées. Quand au bout du lac, elles sont une aide sociale déguisée, et non fiscalisée.
Si personne ne nie le devoir étatique de soutenir les plus précaires, certains s’interrogent sur la cible de cette prodigalité: «Jusqu’à quand pourrons-nous trouver dans les recettes fiscales les moyens de notre générosité? s’interroge Mauro Poggia. Il faut donner davantage aux plus précaires mais moins à d’autres. Revoir nos échelles, trop linéaires.» Le conseiller d’Etat s’est déjà essayé à des réformes, sans grand succès. A quelques mois des élections, les chances sont faibles qu’il réitère l’exercice. Les familles A., B., C., D., E. et suivantes ne s’en plaindront pas. Mais le contribuable, lui, sait que si elles sont des exceptions, elles confirment la règle. Un alphabet de 99 lettres, comme 99 familles, peut suffire à écrire une réforme.
EN CHIFFRES
19,5 millions
C’est, en francs, le montant versé par Genève en 2016 pour les PCFam et l’aide sociale, contre 11,7 millions en 2013.
50 millions environ
C’est, en francs, le montant versé par Vaud pour les PCFam.
529 millions
C’est, en francs, le montant versé à Genève au titre de prestations complémentaires AVS/AI, dont une participation de la Confédération de 102 millions de francs.
2,4%
C’est l’augmentation annuelle des prestations complémentaires des cantons que Berne pronostique pour 2030.
1360 francs
C’est le loyer mensuel d’un logement social de sept pièces (cas spécifique). La moyenne cantonale en loyer libre est de 3952 francs