Genève défie la France

Trois hommes pour une république. A Vienne, Charles Pictet de Rochemont a pour adjoints François d’Ivernois et le banquier Jean-Gabriel Eynard (ci-contre). Ils se battent, opiniâtres, pour extirper Genève de l’orbite hexagonale. Et, surtout, la rattacher à la Suisse

«Je lui ai raconté l’histoire de Versoix. Il m’a répété les mêmes choses. Je me suis alors retourné sur la contiguïté au Valais, non sans répéter qu’une langue de terre pour nous rattacher au Pays de Vaud nous est aussi indispensable que l’air et l’eau dans notre nouvelle relation de canton…»

En cette fin septembre 1814, Charles Pictet de Rochemont vient de fêter ses 59 ans. Et il a l’impression de radoter. Le 26 mai, à l’issue du Traité de Paris qui a scellé la fin du département du Léman et de l’emprise française sur Genève, ce passionné d’agronomie se plaignait déjà auprès de l’Anglais Castlereagh d’être reparti de l’Hexagone avec un accord de paix incomplet. Or rien n’a changé six mois plus tard, lorsqu’il pénètre dans l’appartement loué à Vienne «pour six cents florins par mois» par son secrétaire Jean-Gabriel Eynard, accompagné de son épouse Anna. Pictet vient de réécrire à Castlereagh. Le droit de passage routier que Genève a obtenu à Paris pour pouvoir commercer avec Vaud n’est pour lui qu’une «fiction de papier». Impossible de compter sur un tel couloir en cas de siège! Sans compter les risques d’embuscade! Les troupes confédérées arrivées à Genève le 1er juin 1814 n’ont-elles pas, d’ailleurs, pour éviter de transiter par la France, opté pour le lac et un débarquement au Port-Noir?

Pictet n’en démord donc pas: «Il n’y a plus de neutralité possible si la France a un pied en Suisse», affirme-t-il à Eynard, dès son arrivée dans la capitale autrichienne. Car pour le Genevois, qui fréquenta Talleyrand en Angleterre lorsqu’il participait aux travaux de l’encyclopédie britannique, ce bout de terre revêt une importance politique majeure. Il est la clé de l’engagement pris par les puissances envers Genève: «En mettant cette république au nombre des Etats de la Suisse et en lui promettant de la faire concourir au maintien rigoureux de la neutralité de l’Helvétie, poursuit-il, vous avez pris l’engagement de rendre ce nouveau canton contigu à la Suisse.»

Les dés sont jetés. La délégation genevoise s’est jurée de repartir de Vienne avec ce bout du Pays de Gex si cher à Voltaire. Et pour cela, les envoyés de la République ont fourbi leurs munitions diplomatiques.

Avec d’Ivernois, auquel il reprochera vite de trop frayer avec les Anglais, Pictet de Rochemont a rédigé un mémoire sur les frontières du nouveau canton.

Mieux: il a fait fabriquer le tout premier plan-relief des contreforts du Jura et du Salève pour démontrer à ses interlocuteurs que, sans un rattachement territorial à Vaud, le «bouclier» suisse n’en sera pas un. Ancien lieutenant du régiment de Diesbach, unité d’infanterie helvétique de l’armée française de Louis XVI, Pictet passe des heures à démontrer cette évidence au vieux prince de Ligne, feldmarschall d’Autriche de 79 ans, mais surtout grand rival de Talleyrand en séduction: «Votre excellence, vous pouvez voir que notre canton est partout enclavé dans la France», alerte-t-il. Et de dessiner aussitôt deux flèches: celles de la poussée, via le Pays de Gex et le Jura, des armées napoléoniennes vers les Alpes du Nord et du Sud que les Français pourraient vouloir rééditer…

Le chef de la délégation genevoise sait qu’il défie ainsi ouvertement la France et, surtout, le prince de Bénévent, arrivé dans la capitale autrichienne le 23 septembre 1814. Autre affront: il n’hésite pas à mettre en cause la crédibilité de l’Etat français à la tête duquel les Bourbons viennent d’être réinstallés. Raccorder Genève à Vaud est, à l’entendre, un rempart contre la famine. Car si les populations concernées restent sous le giron français, c’est la désolation assurée: «Il est évident que par cette agrégation de territoire, les nouveaux Genevois obtiendront de plus grands secours dans leur pauvreté et que l’éducation de leurs enfants sera meilleure, détaille-t-il dans une note pour le comité des affaires de Suisse, qui ouvre en novembre 1814. Je peux vous promettre que les capitaux des anciens Genevois fertiliseront le nouveau territoire.»

Pictet, d’Ivernois et Eynard ont de bonnes raisons d’y croire. Depuis leur déclaration de Chaumont début mars 1814, avant même la première abdication de Napoléon, l’empereur d’Autriche François Ier, le tsar Alexandre Ier et Frédéric-Guillaume III de Prusse ont promis de reconnaître une Suisse indépendante, dotée d’une constitution libérale, à laquelle seraient rattachés Genève et le Valais. Sauf que les monarques se désintéressent des détails. Et que dans ce marchandage de territoires qu’est le Congrès de Vienne, Talleyrand entend conserver le maximum de terres françaises.

«Ses marges de manœuvre étaient certes faibles, juge l’historien français Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon. Mais il entendait exploiter les divergences entre les vainqueurs […], se posant en défenseur des principes avec comme seule force un désintéressement revendiqué.»

Ironie du sort, Talleyrand l’insubmersible, ex-évêque, ex-protégé de Napoléon, joue les arbitres et donne des leçons. En profitant au passage des rivalités entre Helvètes: «Je viens de rencontrer certains délégués suisses des Alpes, lâche-t-il, en se délectant, au Grec Capo d’Istria, homme de confiance du tsar sur la question suisse, et partisan de Genève. Or ils m’ont dit que pour eux, les Genevois sont bien trop riches, trop intelligents et trop civilisés. Pourquoi dès lors les renforcer?»

Le prince boiteux pratique avec Pictet et les siens ce que son biographe britannique Alfred Duff Cooper a si bien décrit: «Il était prêt à mettre un pied dans la porte de la salle du Congrès… pour aussitôt la refermer, laissant ses partenaires dans le couloir.» En clair, il joue la montre et surenchérit. Le prélat défroqué exige par exemple qu’en échange d’un abandon d’une partie du Pays de Gex, les catholiques jurassiens de l’ex-évêché de Bâle échappent à la tutelle de Berne. Or il sait que l’Autriche et la Prusse sont contre. Impossible, pour ces deux pays liés aux patriciens bernois, de ne pas donner de compensation à Berne en échange de l’abandon du Pays de Vaud, officialisé le 10 décembre 1814.

La bataille franco-genevoise fait rage. Avec d’Ivernois et Eynard dans le rôle des chevaux légers, multipliant les assauts sur le Palais Kaunitz où siègent Talleyrand et le duc de Dalberg, chargé des affaires helvétiques. Lyonnais d’origine, dont la famille huguenote a été ruinée par la révolution, Jean-Gabriel Eynard use de toutes les ficelles pour persuader le «boiteux», banquiers viennois, courtisanes et vieilles relations bonapartistes, lui qui travailla en Italie pour Elisa Bonaparte et fut reçu par l’empereur à Paris en novembre 1809…

En vain. Les Genevois repartiront de Vienne, en mars 1815, sans la continuité territoriale espérée. Il leur faudra attendre les Cent-Jours, la défaite de Waterloo et un Talleyrand au bout du rouleau, bientôt remplacé par le duc de Richelieu, pour obtenir les six communes du couloir de Ver soix lors du second Congrès de Paris de novembre 1815. Une victoire enfin arrachée par celui qui ne cessa de batailler: Pictet de Rochemont, alors promu représentant de la Confédération.

«Les Genevois sont bien trop riches et intelligents. Pourquoi les renforcer?»