A Genève, portrait-robot de cette classe moyenne que les partis se disputent
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AbonnéUltraprésente dans les stratégies des partis, la classe moyenne aiguise tous les appétits électoraux. Portrait-robot d’une tranche de la population souvent mal définie et en recul, qui représente désormais moins de la moitié des ménages genevois

C’est la star des élections genevoises. Présente dans les discours de tous les candidats ou presque, la classe moyenne fait l’objet de toutes les convoitises lors de cette campagne marquée par la problématique du pouvoir d’achat. Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette notion un peu «fourre-tout»? Le Temps a plongé son nez dans les statistiques cantonales et fédérales, afin de mieux saisir les contours de la classe moyenne genevoise, dont l’étendue et les préoccupations supposées varient grandement d’un parti à l’autre.
Commençons donc par une définition. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), la classe moyenne représente «les personnes vivant dans un ménage qui dispose d’un revenu brut équivalent compris entre 70% et 150% du revenu brut équivalent médian de l’année d’observation en question». En Suisse, cette proportion s’établissait en 2020 à 55.4% de la population, un chiffre en recul depuis 2009 (61.3%). Pour faire partie de la classe moyenne, il fallait gagner au minimum 5649 francs par mois.
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A Genève, une classe moyenne plus étroite
Selon la même fourchette appliquée aux données cantonales, la classe moyenne genevoise est moins étendue. En 2018, date des dernières données de l’Office cantonal de la statistique (Ocstat), elle représentait 47,9% de la population. En chiffres absolus, ses membres perçoivent un revenu brut d’équivalence entre 49 000 francs et 104 000 francs par année. Si à Genève, moins de la moitié de la population peut se réclamer de la classe moyenne, la fourchette reste donc très large.
Toutefois, les inégalités s’accroissent au bout du lac. Selon le rapport fédéral sur la répartition de la richesse publié en décembre 2022, Genève est le deuxième canton où les inégalités sont les plus creusées du pays, juste après Schwytz. Le coefficient de Gini, qui permet de les calculer, s’y établit à 0,53, contre 0,43 en moyenne suisse (0 signifie une parfaite égalité, 1 une inégalité maximale). Genève est également un des cantons où ce coefficient a le plus augmenté depuis 2010.
Le rapport fédéral pointe une donnée particulièrement intéressante: de tous les cantons suisses, Genève est le seul où le taux de croissance du revenu équivalent net moyen (et médian) est en recul entre 2010 et 2018. Cela signifie que le revenu réel des ménages diminue. Pourtant, le canton connaît une croissance économique fulgurante. Selon les données de l’Ocstat, le PIB par habitant a bondi de 21% entre 2003 et 2018. En d’autres termes, l’importante croissance économique du canton ne bénéficie qu’à une petite partie des travailleurs. Ce qui questionne la théorie du ruissellement des richesses portée par la droite, selon laquelle l’accroissement des richesses des plus fortunés bénéficie à toute la population.
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Plus de revenus, mais plus de dépenses
Voilà pour les revenus des Genevois. Mais comment se répartissent leurs dépenses? A l’aide des données de l’enquête fédérale sur le budget des ménages de 2021, on constate qu’en moyenne, un ménage genevois gagne plus d’argent qu’un ménage suisse (revenus du travail de 7161 contre 6755 francs). Mais ses charges sont bien plus importantes: il paie davantage pour se loger (1744 contre 1416 francs), pour régler ses impôts (1461 contre 1083 francs) et pour cotiser à l’assurance maladie (758 contre 611 francs). En tout, le Genevois gagne ainsi environ 400 francs de plus que l’Helvète, mais il dépense près de 1000 francs en plus. Résultat des courses: à la fin du mois, le ménage genevois parvient moins à épargner que le suisse (1168 contre 1289 francs).
Côté économies, la fortune médiane des ménages genevois se monte à 63 778 francs. Un chiffre à prendre avec des pincettes, prévient Matti Langel, statisticien à l’Ocstat: «La fortune est répartie de manière extrêmement plus inégale que le revenu. Plus d’un quart des ménages genevois déclarent une fortune nette nulle ou négative. Il n’est donc pas évident de l’analyser avec un simple indicateur de tendance centrale comme une médiane». Mais ce chiffre donne tout de même une idée de la difficulté de la classe moyenne à pouvoir, par exemple, contracter une hypothèque: à Genève, la valeur médiane des propriétés par étage se monte à 1 026 000 francs, qu’il faut financer avec au moins 20% de fonds propres, soit environ 200 000 francs. De fait, 80% de la population est locataire, contre 61% au niveau national.
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Mondialisation et automatisation en cause
Pour Giovanni Ferro-Luzzi, directeur de l’Institut de recherche appliquée en économie et gestion (IREG) et responsable du Centre d’analyse territoriale des inégalités (CATI-GE), ce recul de la classe moyenne s’explique par un changement macroéconomique global: «A partir des années 2000, la mondialisation et l’automatisation ont commencé à menacer les emplois. Au début, on pensait que ce défi technologique toucherait surtout les ouvriers moins qualifiés. Cela a été le cas avec la délocalisation d’une grande partie de la production de biens. Mais ensuite, toute une littérature scientifique a démontré que ces changements impactaient surtout les personnes semi-qualifiées, voire qualifiées. En effet, en matière de services, les professions manuelles (manutention, ménage, etc.) sont plus difficiles à automatiser que les professions intellectuelles (comptabilité, traduction, etc.). C’est ainsi qu’un creux s’est formé dans les classes moyennes, accompagné en Europe d’une stagnation des bas revenus et d’une forte augmentation des hauts salaires».
Pour le chercheur, la relative faible proportion de la classe moyenne à Genève s’explique par ses spécificités géographiques et économiques. «Genève est un canton très urbain à forte valeur ajoutée, il comprend donc moins d’activités industrielles, agricoles ou manufacturières, qui nécessitent de l’espace au sol et pourvoient des revenus de classe moyenne, explique le chercheur. A l’inverse, il concentre des activités à hauts revenus comme le négoce ou les banques. Quant aux services nécessaires et peu rémunérés (coiffeur, esthéticienne), ils ont également leur place. De cette situation résulte une certaine polarisation des revenus».
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Comme le montre le rapport 2020 du CATI-GE, la répartition géographique des inégalités est figée dans le marbre. «A Genève, la mobilité sociale individuelle reste possible, poursuit le chercheur. Les gens peuvent passer d’une classe à l’autre. En revanche, il y a d’importantes disparités entre les communes, avec d’un côté des quartiers plutôt populaires et très mixtes, et d’un autre côté des quartiers de villas qui concentrent les hauts revenus. Cette situation ne bouge pas. En termes de territoire, on observe une relative immobilité des couches sociales».