Justice
Le Tribunal correctionnel se penchera dès lundi sur le sort d’un avocat et de trois hommes d’affaires actifs dans l’immobilier. Ils sont accusés d’avoir recelé ou caché une partie du butin d'un célèbre braquage commis sur le tarmac de l’aéroport de Bruxelles. Une histoire faite de bolides, de millions et d’amitiés compromettantes

«À l’école aussi, on préfère rire avec le cancre plutôt qu’avec le premier de classe». C’est en ces termes que l’épouse d’un promoteur valaisan, établi dans la cité de Calvin, explique aux enquêteurs comment son mari est tombé sous le charme d’un malfrat français. Cette fascination pour le dénommé Marc Bertoldi, dit Marco, un géant de près de deux mètres, ancien coureur automobile reconverti dans la délinquance, mêlé d’une manière ou d’une autre au célèbre vol de diamants sur le tarmac de l’aéroport de Bruxelles, va sérieusement compliquer la vie de quatre notables de la place.
Ces derniers, l’ami promoteur, un avocat, un régisseur et un agent immobilier comparaîtront dès lundi devant le Tribunal correctionnel de Genève pour avoir dissimulé, écoulé ou encore acheté partie de ces pierres précieuses. Plongée dans le dossier de tous les excès.
La fébrilité policière
Grande est l’excitation ce 7 mai 2013 dans les locaux de la police judiciaire du canton. Les inspecteurs de la Brigade de répression du banditisme (BRP), créée il y a peu pour combattre les professionnels du brigandage, viennent d’opérer un beau coup de filet avec leurs collègues belges et français. Cette opération concertée est liée à un casse spectaculaire.
Trois mois auparavant, une Mercedes et une Audi noires enfonçaient les clôtures de l’aéroport de Zaventem-Bruxelles. Huit ou dix hommes, déguisés en policiers, cagoulés, munis de gilets pare-balles et armés de pistolets-mitrailleurs, maîtrisaient les convoyeurs de la société de sécurité Brink’s, les obligeant à décharger une cargaison de diamants de la soute d’un Fokker 100 d’Helvetic Airways.
L’avion devait prendre la destination de Zürich. En moins de cinq minutes, sans tirer un seul coup de feu, la bande faisait main basse sur un butin de quelque 38 millions d’euros. Les diamants bruts et taillés, certains avec leurs certificats, disparaissaient dans la nature et les véhicules étaient retrouvés, carbonisés, dans l’agglomération proche.
Écoutes téléphoniques et arrestation musclée
Mis sur la piste des malfaiteurs par des informateurs, les enquêteurs s’intéressent rapidement au grand Marco, apprennent qu’il vient souvent sur les bords du Léman et qu’il est en contact avec un homme d’affaires fortuné. Le promoteur est mis sous écoute alors qu’il tente d’écouler des diamants. La police l’entend aussi se confier à l’avocat genevois et lui dire qu’il s’est tiré une balle dans le pied en voulant rendre service. Il faut dire que l’ancien coureur de rallye a été interpellé à Metz au volant d’une Porsche, payée 155 000 francs cash par le promoteur et immatriculée au nom de sa société.
Sentant l’étau se resserrer, le promoteur et l’avocat, amis de très longue date, se donnent rendez-vous dans un bar sans se douter qu’ils sont suivis. Le premier remet au second la clé d’une cave fortifiée à Champel. Ils se rejoignent ensuite au domicile familial où deux autres clés identiques sont confiées à l’homme de loi. Ce dernier repart vers le centre-ville au volant de sa puissante Range Rover. C’est ce moment que les inspecteurs, en constante communication avec le procureur Marco Rossier, choisissent pour intervenir. Sans ménagement.
Alors qu’il se trouve à l’arrêt près de Vésenaz, l’avocat voit taper sur la vitre avec un canon de pistolet. Entouré de véhicules et de policiers décrits comme «exaltés», il a peur au point d’uriner dans son pantalon. «Qu’est-ce qui vous arrive Maître?», lui demande alors le responsable de l’enquête. Ce dernier conteste par contre avoir ajouté: «Connard, voilà ce que c’est de fréquenter des voyous».
Le courant passe mal entre l’inspecteur, prêt à parier sur une mise en détention, et l’avocat mal pris. C’est encore pire avec son défenseur, Me François Canonica. Une plainte sera déposée beaucoup plus tard contre la police pour abus d’autorité, injure et violation du secret de fonction. Elle sera sèchement écartée par le procureur général Olivier Jornot.
Les bolides et la magie noire
Bien moins difficile sera l’interrogatoire du promoteur. Sans être assisté d’un avocat, ce dernier se met à table. Il raconte sa rencontre avec Marco. Sa Ferrari était tombée en panne à Marrakech, il avait appelé son mécanicien à Genève, puis avait parlé à feu Aimé Pouly. Le boulanger, dont tout le monde déguste encore le pain Paillasse, lui avait conseillé de se rendre chez cet ancien as du rallye qui s’y connaît en électronique et exploite des garages. Le véhicule est réparé et les deux hommes sympathisent.
Le promoteur parlera même de «magie noire» pour qualifier son attirance pour ce personnage haut en couleur, qui a en tout passé neuf ans en prison pour du vol organisé de bolides de luxe, et à qui il va prêter de l’argent pour ouvrir une boîte de nuit à Casablanca. Le projet ne verra jamais le jour.
Durant cette première audition, le promoteur reconnaît que son ami Marco, qui passe souvent le voir à Genève, lui a offert deux petits diamants pour ses filles une semaine après le braquage, puis apporté quatre pièces à vendre, et enfin amené un sac avec un lot important. Ils vont le mettre en lieu sûr dans une cave blindée du quartier de Champel. Le Français ne lui aurait jamais indiqué clairement la provenance des pierres mais il ne niait pas et souriait à l’évocation du casse de Bruxelles.
La cave-forte de Champel
Pour le promoteur, «c’est devenu une évidence». Il a déduit que ce sac contenait bien une part du butin. Il explique encore que l’avocat, qui connaissait aussi Marco pour avoir dîné en leur compagnie, était au parfum et avait bien compris, en recevant les clés de la cave en urgence, qu’il s’agissait de protéger ce dépôt très spécial d’une intervention policière.
Au cours de la procédure, le promoteur va revenir sur cette affirmation et assurer que l’avocat ne savait rien de la présence des diamants volés, qu’il a pris les clés pour accéder à de l’argent liquide déposé dans la cave afin de subvenir aux besoins de la famille si lui-même venait à être arrêté. «J’ai dit des bêtises car j’étais perturbé». Il n’avait pas pu prendre ses médicaments contre le diabète en garde à vue.
Conduits dans la cave en question, les policiers y découvrent deux sacs en papier brun au milieu des cartons de déménagement. L’un contient 100 000 francs en liquide et l’autre plusieurs paquets de diamants. Les empreintes génétiques de Marco seront mises en évidence. Une expertise, confiée à un gemmologue, évalue la valeur du lot à quelque 7 millions de francs.
Le promoteur et l’avocat sont placés un temps en détention provisoire et l’affaire largement médiatisée. C’est à ce moment que les deux autres prévenus du procès entrent en scène. Ils se présentent spontanément au procureur et expliquent avoir chacun acquis un diamant sans nourrir de doute sur sa provenance.
Le régisseur et l’agent immobilier
Le premier acheteur est un richissime régisseur de la place, collectionneur d’art et grand joueur de bridge, désormais officiellement domicilié à Monaco où il invite régulièrement ses clients. Ceux de la première catégorie, comme il les appelle, ont les honneurs de la Formule 1. Et les clients de deuxième catégorie sont conviés au tournoi de tennis qui est moins onéreux.
Sur le Rocher, le régisseur a aussi reçu le promoteur pour son anniversaire. Ils sont amis depuis dix ans. L’acheteur assure ne pas s’être méfié lorsque celui-ci lui a présenté, en mars 2013, quatre diamants taillés. «Il ne m’a pas dit qu’ils sont tombés du camion», expression suspecte, «mais que c’était un retour de prêt du Maroc».
Le régisseur choisit alors le plus gros – un Triple EX de 6,532 carats – pour l’offrir à son épouse. Le promoteur évoque une valeur de 900 000 dollars et le prix est finalement négocié à 450 000 francs. «Je n’aurais jamais voulu que ma femme se montre avec une pierre volée au doigt», se défend l’acheteur lors de la procédure. Il ajoute avoir consulté un voisin diamantaire qui le conforte dans l’idée qu’il fait simplement une bonne affaire. L’expert est plutôt d’avis que cette pièce est rare sur le marché et que personne ne la braderait de la sorte.
Le quatrième prévenu, un agent immobilier, est entré dans cette galère pour une pierre de 10 000 francs. Sa femme a bien tenté de le dissuader d’acquérir un diamant ailleurs que dans une joaillerie mais il précise avoir cédé pour ne pas décevoir le promoteur. D’autres ont mieux résisté. Entendu comme témoin, le directeur général d’une société de gestion de fortune raconte que face à l’insistance du promoteur, il s’est méfié et lui a demandé si les diamants venaient du braquage. La réponse: «Ben oui, c’est ça».
Recel et blanchiment
Ce quatuor, plus habitué à se réunir lors d’agapes monégasques, se retrouvera sur un banc beaucoup moins confortable durant plusieurs jours. Le promoteur, 61 ans, jugé pour recel et blanchiment, défendu par Me Shahram Dini, est le seul à admettre sa culpabilité. «Il reconnaît les faits mais il faut les replacer dans leur contexte. Mon client n’a pas agi par intérêt mais sous la pression et il n’a rien à voir avec le braquage», relève l’avocat.
L’homme de loi, 56 ans, poursuivi pour tentative d’entrave à l’action pénale et blanchiment, représenté par Mes François Canonica et Yaël Hayat, conteste avoir réuni les pièces du puzzle. «Il n’a pas pensé Bruxelles au moment de recevoir les clés».
Le régisseur, 60 ans, assisté de Me David Bitton, plaidera aussi son acquittement. «Mon client n’a jamais imaginé que la pierre, proposée par quelqu’un qu’il connaissait depuis longtemps, pouvait provenir d’un casse. Pour retenir un recel, il faut un prix anormalement bas et des circonstances très bizarres. Tel n’est pas le cas ici». Enfin, l’agent immobilier, défendu par Me Marc Hassberger, entonnera le même refrain de la confiance trahie pour exclure tout recel. Les deux acheteurs affirment aussi n'avoir jamais rencontré Marc Bertoldi.
Marco, justement, sera le grand absent de ces débats. Personne n’a requis son éclairage. Extradé vers la Belgique, libéré sous caution en décembre 2013, ce dernier attend encore son procès. Il nie être l’un des cerveaux du casse mais admet avoir reçu une partie des diamants dans le parc Josaphat de Bruxelles, des mains d’un individu dont il taira le nom. Dans la plus pure tradition du milieu, il ne balance pas et conteste même avoir fait des allusions au braquage lors de ses dîners avec le promoteur ou l’avocat. Des amis qu’il a pourtant mis dans un sacré pétrin.