Affaire Adeline: «C’est comme une plaie qu’on gratte encore et encore»
Genève
La suspension du procès de Fabrice A. met la famille de la victime, les psychiatres, la justice et le canton dans une situation difficile. L’analyse du professeur Panteleimon Giannakopoulos

Le procès de Fabrice A., accusé d’avoir assassiné la sociothérapeute Adeline, en septembre 2013, s’est brutalement interrompu jeudi sur décision du Tribunal criminel de Genève. Les juges ont estimé que l’un des deux rapports d’expertise, celui rédigé par les psychiatres français Pierre Lamothe et Daniel Zagury, est lacunaire et ne leur permet pas de se prononcer en toute connaissance de cause sur un éventuel internement à vie.
Une troisième expertise sera ordonnée. Sauf si la demande de récusation du tribunal aboutit, et que la défense parvient à obtenir ensuite l’annulation de certains actes. Responsable médical de Curabilis, établissement destiné à l’exécution des mesures, le professeur Panteleimon Giannakopoulos analyse les conséquences de cette nouvelle secousse.
Le Temps: Sera-t-il difficile de trouver un expert indépendant dans ce contexte?
Panteleimon Giannakopoulos: Les choses sont devenues compliquées car le contenu des deux rapports a largement filtré dans la presse et l’audition devant le tribunal a fait l’objet d’une intense médiatisation. Un expert ne doit pas avoir traité, ni connu le prévenu. Il ne doit pas non plus avoir été pollué par la connaissance de l’autre rapport. Dans cette affaire, le troisième expert saura déjà tout du diagnostic posé par quatre autres spécialistes, et non des moindres. C’est difficile d’imaginer qu’il ne soit pas influencé. L’autre question, plus essentielle ici, est celle de la possibilité ou non de pronostiquer une incurabilité sur le très long terme. Là aussi, il faudra trouver quelqu’un qui n’est pas pris dans l’histoire locale et ses divisions. Or, le club des experts n’est pas très grand et l’exigence de la langue est importante.
— Dans le cas de Claude D., jugé dans le canton de Vaud et condamné à un internement à vie, le second expert avait eu entre les mains le rapport du premier. Cela vous paraît-il contre-indiqué?
— Dans la logique de l’indépendance, il faut privilégier l’approche aveugle. Comme l’a fait le Ministère public genevois dans cette affaire, afin d’éviter toute contamination. La connaissance de l’autre rapport est légitime dans le cadre d’une contre-expertise où l’on demande à un nouveau psychiatre de porter un regard critique sur la solidité du travail effectué. Mais ce n’est pas le choix qu’opère le tribunal genevois en ordonnant une troisième expertise. On aurait peut-être mieux fait de jouer cartes sur table en disant quels sont les doutes et en demandant si ceux-ci sont justifiés ou pas, plutôt que de faire refaire tout le travail.
— Il faudra un certain courage pour accepter ce mandat?
— La pression médiatique est énorme et ce dossier expose les experts psychiatres à des acteurs institutionnels ou des personnes avec lesquels ils collaborent habituellement. Il ne faut pas non plus négliger la dimension de l’audience où le risque d’être malmené et blessé est plus grand. Ce procès l’a encore démontré.
— On a peine à cerner ce qu’une troisième expertise pourra amener de plus au débat?
— Les deux premiers rapports disent qu’une incurabilité est impossible à prédire sur une très longue durée. Si un troisième expert vient affirmer le contraire, les juges se retrouveront avec deux rapports contradictoires et ne seront pas plus avancés.
— La manière de faire des experts français a-t-elle pu susciter des incompréhensions chez les juges genevois?
— L’idée de chercher des experts à l’étranger pour éviter précisément toute influence était bonne. L’expérience montre cependant qu’il est préférable de partager le même contexte culturel et légal. Même la manière de s’exprimer en audience peut être très différente et provoquer des réactions. Ici, le code de communication est plus carré et réservé.
— Peut-on parler de règles claires en matière d’expertise?
- Un certain formalisme est recommandé mais on ne va pas trouver de règles standardisées disant comment il faut procéder. Ce qui pourrait faire douter les juges, c’est de constater l’absence de maîtrise de l’histoire du sujet ou le fait que des choses importantes ne soient pas prises en considération.
— Quel effet ce coup de théâtre peut-il avoir sur Fabrice A.?
— Cela le met encore plus dans une position exceptionnelle qui pourrait accroître sa tendance à l’omnipotence. Cette suspension fait presque l’apothéose du mal alors qu’il aurait mieux fallu banaliser le plus possible la procédure.
— Et quel effet sur l’opinion publique et les institutions?
— Cette interruption donne l’impression que le canton ne parvient pas à sortir de cette histoire. On vit dans une sorte d’état de stress post-traumatique. C’est comme une plaie qu’on gratte encore et encore. Il faut se demander si tout cela a du sens et quel est l’intérêt de prolonger ce malaise. Cette situation pourrait être délétère pour l’avenir de la sociothérapie et la prise en charge des détenus à risque. Tout pourrait être figé dans l’attente d’un épilogue qui n’arrive jamais.
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