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Affaire Ramadan: l’impuissance d’Anne Emery-Torracinta

Des personnalités genevoises ont réclamé une enquête interne à la conseillère d’Etat chargée de l’instruction publique. Impossible, explique celle-ci, qui préfère insister sur les mesures actuellement mises en place pour prévenir les abus

Anne Emery-Torracinta, cheffe du département de l’instruction publique, le 16 octobre 2017 à Genève. — © SALVATORE DI NOLFI/Keystone
Anne Emery-Torracinta, cheffe du département de l’instruction publique, le 16 octobre 2017 à Genève. — © SALVATORE DI NOLFI/Keystone

La conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta n’a pas encore eu le temps de répondre à la lettre incendiaire reçue dimanche, mais elle a en revanche pris la peine de convoquer la presse. Une quinzaine de personnalités genevoises ont en effet écrit à la magistrate pour lui reprocher «l’omerta institutionnelle» qui sévirait dans son département à la suite de l’affaire Tariq Ramadan, accusé d’avoir abusé d’élèves. Elles réclament l’ouverture d’une enquête interne. Dans un contexte préélectoral fiévreux, la cheffe du Département de l’instruction publique (DIP) a voulu reprendre les commandes et réaffirmer qu’elle n’a «rien à cacher».

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Un exercice difficile, puisqu’elle rappelle qu’une enquête administrative n’est pas possible, celle-ci ne pouvant porter que sur des collaborateurs en poste, en vue d’éventuelles sanctions disciplinaires. Or ni Tariq Ramadan ni le directeur de l’époque n’étant plus employés du DIP, ce chemin est sans issue. «Cela ne nous a pas empêchés de mener un examen très sérieux sur cette affaire, poursuit Anne Emery-Torracinta. Mais le dossier de Tariq Ramadan est vide. Par contre, nous avons eu la confirmation d’un des cas rapportés par la Tribune de Genève, la personne ayant en effet informé l’ancien directeur du Collège de Saussure. Mais ce cas n’est pas remonté à la hiérarchie du DIP.» N’y aurait-il pas eu lieu d’interroger les protagonistes, tout de même? «La direction d’alors a très clairement failli. Mais juridiquement, rien n’oblige l’ancien directeur à parler aujourd’hui. S’il a confirmé avoir été au courant d’un cas, c’est à bien plaire», répond l’élue.

Le droit de ne pas s’exprimer

Une lecture confirmée par l’avocat genevois Daniel Kinzer: «On pourrait imaginer que l’administration fasse une enquête interne pour mieux comprendre ce qu’ont fait, ou n’ont pas fait, les protagonistes de l’époque, et pourquoi, afin d’en tirer des leçons pour l’avenir. Mais ceux qui ont quitté le service de l’Etat depuis lors peuvent ne pas s’exprimer dans ce contexte, s’ils ne souhaitent pas le faire. Seule une commission d’enquête parlementaire, si elle devait être constituée, pourrait ordonner à une personne détentrice d’informations de les fournir, sous réserve, évidemment, des droits de refuser de témoigner.»

La conseillère d’Etat relève aussi que les témoignages sont anonymes, ce qui empêche un examen plus approfondi. On voit mal toutefois ce que des noms changeraient à l’affaire, puisqu’il n’y a pas de dossier Ramadan au DIP. «Peut-être pourrions-nous alors trouver une trace, répond Anne Emery-Torracinta. Tout au moins accompagner ces personnes et leur témoigner de notre compassion.» Pas sûr que ce soit ce qu’attendent les auteurs de la lettre, qui relèvent aussi qu’une doyenne du Collège de Saussure est aujourd’hui secrétaire générale du DIP: «Qu’on puisse imaginer que j’aurais pu cacher des faits de cette nature est une idée inconcevable pour moi», réagit l’intéressée.

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Harcèlement entre élèves dénoncé

A défaut d’investiguer le passé, Anne Emery-Torracinta compte bien éviter que ce type d’affaire ne se reproduise. Aussi a-t-elle profité de l’occasion pour tirer un bilan intermédiaire du plan d’action contre les abus dans le cadre scolaire et extrascolaire. Ouverte en partenariat avec le centre LAVI d’aide aux victimes, la ligne «Abus Ecoute» a recueilli 50 appels, dont 16 seulement relevaient de l’aide aux victimes. Un seul faisait état d’abus sexuel d’un enseignant sur une élève, remontant aux années 1980. 20% des appels touchaient aux harcèlements sexuels entre élèves, 18% aux harcèlements scolaires entre élèves, et le reste sur des renseignements généraux ou des thèmes parfaitement hors sujet.

«Nous avons retenu une fois des lésions corporelles simples entre élèves, des maltraitances, des abus sexuels commis dans l’enfance, des attouchements entre élèves», note Vasco Dumartheray, directeur du centre LAVI. Les huit entretiens menés à ce jour ont permis de diriger ces personnes vers un avocat, un psychologue, le tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant ou encore vers l’établissement concerné. Plus de la moitié des appels (58%) provenaient de parents d’élèves. Ils émanaient du degré primaire et secondaire et des écoles publiques comme privées. Si la ligne répond à un besoin, elle sera maintenue, promet la magistrate.

Reste à voir la réponse qu’elle donnera à la lettre reçue, dont les mots l’ont heurtée: «L’omerta fait référence à la mafia, assène-t-elle. Et je ne peux l’accepter. Je pensais que le dispositif mis en place serait une réponse suffisante, mais apparemment pas.» Il est à craindre que l’aveu d’impuissance, formulé aujourd’hui sur l’affaire Ramadan, ne suffise pas à faire taire la réprobation.