Les secrets de Genève (4/5)
Sous la dalle de l’église genevoise se cache un mille-feuille historique. La couche la plus basse est représentée par les fameux mégalithes du néolithique. Ils veillent sur six mille ans d’histoire

Le char transportant Astérix et Obélix roule à vive allure jusqu’au point de passage. Un panneau fléché indique, à gauche «Gaule, empire romain», et à droite «Helvétie, empire romain aussi». «Halte, contrôle des frontières à la sortie de la Gaule!» braille un douanier romain. Palabres pacifiques d’abord, puis ordres, contre-ordres, tracasseries administratives, contrôle d’identité, fouille du véhicule, des chevaux, des poches, finalement de la gourde de potion magique, ultime curiosité qui s’avérera fatale aux Romains zélés. Nos deux irréductibles Gaulois les envoient valdinguer dans le décor.
C’est à la page 21 et suivantes d’Astérix chez les Helvètes. Et c’est ici même, sur le parvis du temple Saint-Gervais à Genève, ou tout près. Et devinez quoi? Si vous pénétrez sous le bâtiment, en compagnie de l’archéologue cantonal Jean Terrier – car le site n’ouvre que sur rendez-vous – vous découvrirez, préservés de l’outrage du temps dans les entrailles de la terre, sept menhirs du plus célèbre livreur de menhirs que la Gaule ait connu.
Ici se tenaient César et Divico
A ce point du récit, il faut à la fantaisie anachronique rétablir l’histoire, ou il vous en coûtera la faveur de l’archéologue genevois. N’en déplaise à Goscinny et Uderzo, les Gaulois ne façonnaient plus de menhirs, la réalisation de ces monuments se situant entre le début du Ve et la fin du IIIe millénaire av. J.-C. En revanche, on peut, avec un effort d’imagination, situer ici même la confrontation entre Romains et Helvètes.
Dans son ouvrage La Guerre des Gaules (58 av. J.-C.), César mentionne des tractations avec leur chef, Divico, près du pont sur le Rhône. Soit à Genava, oppidum ou ville fortifiée la plus au nord de l’Empire. Les tribus helvètes, qui sont en cours de migration, stationnent alors sur la rive droite du fleuve avec l’ambition de le traverser. Mais César ne l’entend pas ainsi, et les Helvètes sont contraints de poursuivre leur route par la rive droite et le Fort de l’Ecluse. Ils seront finalement défaits près de Bibracte par l’armée romaine et réinstallés sur le plateau suisse. Fin de partie, retour à Saint-Gervais – pardonnez ces égarements.
On s’enfonce sous le temple du XVe siècle, belle bâtisse en briques avec ses décors en dents de scie et dents d’engrenage. Sous la dalle qui protège les vestiges s’offrent alors aux yeux profanes des fragments de murs, des éclats de céramique et de colonnes. Le sous-sol de Saint-Gervais s’avère être, comme beaucoup d’églises, un mille-feuille historique, où s’entrelacent époques, cultures et religions. Car pour chasser un culte et en imposer un autre, rien de plus simple que de bâtir là où, déjà, reposait le sacré.
Ecouter les cailloux raconter leurs dieux
Jean Terrier sait faire parler les pierres. Celles-ci, par exemple, sont les vestiges d’une église du Ve siècle de notre ère. Des squelettes s’y oublient, sépultures mérovingiennes des VIe et VIIe siècles. Les pierres chrétiennes ne sont pas tombées là par hasard. Elles reposent sur une autre maçonnerie, romaine celle-là, d’un temple. «Les lieux de culte chrétiens sont souvent liés à la dimension cultuelle et religieuse des temps ancestraux», confirme Jean Terrier.
Poussons plus loin, car nous sommes encore, en quelque sorte, dans la modernité. Il faut écouter les cailloux raconter leur destin et leurs dieux, eux qui se ressemblent pour le béotien, sauf à être démasqués par l’archéologue. En voici qui formaient un sanctuaire celtique. Au centre d’un foyer reconstitué, près d’un nant dont il convient d’imaginer le clapotis de l’eau, on découvre des brisures de céramique, avec du silex et des pointes de flèches taillées, souvenirs préhistoriques. Le carbone 14 a permis de dater ces objets du néolithique moyen vers 4200 ans av. J.-C.
Les mégalithes et la part du secret
C’est là, dans la dernière couche du mille-feuille de l’histoire, qu’il est couché. Un premier mégalithe, mais le mot menhir fait mieux rêver. Avant de plonger dans le long sommeil des morts, il se dressait, fier, magistral, stèle témoin de l’effort des hommes pour penser la mort ou célébrer la vie. Car les mégalithes conservent toujours une part de secret: «On n’a pas l’assurance de leur fonction, explique Jean Terrier. Les spécialistes ont recours à des modèles interprétatifs. On les trouve parfois à proximité immédiate des espaces funéraires, ils étaient sans doute dressés pour célébrer le culte probable des ancêtres, peut-être la mémoire de guerriers héroïques.»
Reflets de la révolution néolithique, ils racontent aussi le passage des chasseurs-cueilleurs à des agriculteurs sédentaires, dont la démographie est plus importante. «Des populations provenant du bassin méditerranéen remontent le long de la vallée du Rhône et du Danube pour s’installer dans nos contrées, explique Jean Terrier. C’est à cette époque qu’on observe la construction de villages sur les rives de nos lacs qu’on appelait autrefois les lacustres. Ces gens qui arrivent ici érigent des mégalithes. Cela demande la mise en œuvre de forces communes liées à une nouvelle organisation sociale.» Menhirs, dolmens, allées couvertes, tumulus, ces stèles fabuleuses prennent plusieurs formes de Malte au Portugal, du sud au nord.
Contrôler l’hygrométrie
Ce menhir-là qui dort à Saint-Gervais n’est pas bien costaud, sa taille n’est pas comparable à certains spécimens connus en Europe. Il ne possède ni la prestance ni la classe du menhir de la Pierre-aux-Dames, à Troinex, sur lequel les Gallo-Romains sculpteront quatre figures féminines. Ou encore le menhir de la Pierre-aux-Fées en Saône-et-Loire, plus de 6 mètres de haut pour 15 tonnes. Un peu plus loin, à côté de bouts d’amphores, un autre modèle tiré lui aussi des roches dures du massif alpin lui tient compagnie. Celui-là est plus classique, taillé en forme d’amande comme nous sommes habitués à nous les figurer grâce aux dessins des pères d’Astérix. Couchés là dans la poussière, nos menhirs attendrissent dans leur modestie et intriguent par leur charge mystérieuse.
Mais c’est bien le pas d’un contemporain qu’on entend soudain retentir dans ces catacombes. L’homme vient contrôler l’hygrométrie du lieu – le site est niché dans une poche d’argile qui retient l’humidité, contrairement à la cathédrale Saint-Pierre, en Vieille Ville, construite sur des graviers drainant. Le présent veille toujours sur la mémoire et sa conservation.
Remonter le temps
Jean Terrier propose maintenant de rembobiner le temps. Si les menhirs sont couchés, c’est que l’époque augustéenne les a abattus pour installer deux petits temples gallo-romains sur l’immense podium, où des autels étaient prévus pour les sacrifices. A l’époque, deux colonies romaines se faisaient face, séparées par le Rhône: celle de Vienne en Isère et celle de Nyon. Mais le vent de l’histoire souffle et ces temples seront bientôt balayés par le christianisme, promu religion officielle en 380 par l’empereur Théodose. C’est autour de cette période qu’un complexe épiscopal est établi à Genève. Pour s’imposer, le christianisme s’érige sur les pierres du paganisme.
Ossements des héros de l’Escalade
La ville s’enfermant entre ses murs au sommet de la colline Saint-Pierre et les morts n’ayant pas droit de cité, des ères funéraires s’établissent le long des voies d’accès à celle-ci. Saint-Gervais en est, à preuve ces premières sépultures de nouveau-nés, déposées vers la fin du IVe siècle aux pieds de ce qui devait être un temple ou un mausolée peut-être déjà ruiné. Encore quelques mètres à parcourir pour franchir un millénaire: ce sont les fondations de la chapelle des Allemands, du XVe siècle.
Enfin, au fond du dédale, un caveau renferme les ossements des héros de l’Escalade, morts en 1602 pour avoir sauvé Genève des griffes du duc de Savoie. Ces restes proviennent du cimetière attenant qui fut désaffecté à la fin du XIXe siècle. Ils reposaient là, entre les Celtes, les Romains et les premiers chrétiens, et il faut remonter à la lumière du jour pour trouver leurs noms gravés sur le mur du temple, côté rue, au recto. Ils dormiront encore longtemps dans l’ombre, au verso, éternels comme les menhirs couchés qui veillent sur leur jeunesse.
Les autres mégalithes genevois
Le dernier menhir découvert à Genève l’a été en 2016. Il reposait dans un champ jouxtant l’aéroport, au Grand-Saconnex, sur le tracé de la jonction autoroutière qui sera bientôt construite. C’est le petit frère d’un autre mégalithe d’un mètre cinquante de haut sorti de terre deux ans plus tôt. Ces cailloux datent de 4000 av. J.-C.
Grâce aux fouilles, le sous-sol genevois révèle des lieux de culte vieux de six millénaires. Le Service cantonal d’archéologie répertorie en effet les endroits sensibles et peut décider d’effectuer des sondages dans certains d’entre eux. Dans le village de Corsier, huit menhirs ont été découverts dans les profondeurs de l’église paroissiale. Sous l’église de Meinier reposait aussi un spécimen. Idem sur le site de l’église de Compesières, où des fouilles ont permis de faire émerger un menhir qui devait être, à l’époque de sa gloire, fixé sur un léger promontoire.
On en a trouvé aussi au parc La Grange. Le fameux menhir de la Pierre-aux-Dames, à Troinex, commune genevoise au pied du Salève, est conservé au Musée d’art et d’histoire. Mais un fac-similé érigé dans le jardin de la mairie s’offre aux passants. Pour rappeler qu’un jour, très loin, ces pierres mystérieuses étaient l’objet de la dévotion des hommes.
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