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Au-delà de Mancy, la crise profonde de l’enseignement spécialisé genevois

Dans le sillage du scandale des maltraitances, la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta se préoccupe enfin du malaise persistant à l’Office médico-pédagogique (OMP). A un an de sa fin de mandat, un chantier colossal s’ouvre pour réformer l’institution

La conseillère d’Etat genevoise Anne Emery-Torracinta lors du point presse qui a suivi la votation sur la réforme du cycle d’orientation. — © Pierre Albouy pour Le Temps
La conseillère d’Etat genevoise Anne Emery-Torracinta lors du point presse qui a suivi la votation sur la réforme du cycle d’orientation. — © Pierre Albouy pour Le Temps

Eclaboussé par le scandale des maltraitances au foyer de Mancy, lourdement chargé par un audit controversé en mars dernier, l’Office médico-pédagogique (OMP) traverse une crise sans précédent. L’avenir de cette institution qui prend en charge des jeunes à besoins particuliers, atteints d’autisme, de troubles de l’attention, du langage ou encore de surdité, se joue ces jours.

Parent pauvre du Département de l’instruction publique (DIP), l’OMP propose un accompagnement personnalisé dans l’enseignement ordinaire, des classes spécialisées, des foyers d’accueil ainsi que des prestations thérapeutiques. En manque chronique d’effectifs, confronté chaque année à un doublement des besoins, cet office créé en 2010 compte aujourd’hui 1100 collaborateurs.

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Depuis la mise à pied de sa directrice générale, Sandra Capeder, en décembre dernier dans le sillage de l’affaire Mancy, l’OMP se retrouve sans pilote. Tant que son sort n’est pas réglé, le poste ne peut pas être repourvu. Alors que l’intérim des deux codirectrices s’arrête fin août, aucune piste concrète n’a été esquissée la semaine dernière lors d’une rencontre entre le personnel, les syndicats, les codirectrices et une délégation du Conseil d’Etat composée d’Anne Emery-Torracinta, Mauro Poggia et Nathalie Fontanet.

«Il y a tout à organiser»

Selon des documents que Le Temps a obtenus, Mauro Poggia s’est dit «catastrophé» en découvrant le «diagnostic» effectué par les deux codirectrices lors des six derniers mois. Les dysfonctionnements couvrent quatre domaines: ressources humaines, métier, gouvernance et infrastructures. Deux phrases résument l’ampleur du chantier à venir: «Il y a tout à organiser. On ne peut même pas dire réorganiser», a fait remarquer un participant à la réunion. Détail piquant: il s’avère pourtant que cet office, devenu «ingérable», où il faut «tout reprendre», a été évalué à neuf reprises depuis 2011.

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Ces constats s’accompagnent d’un plan d’action que le Conseil d’Etat doit encore approuver et qui devrait être communiqué d’ici fin juin. Selon nos informations, il prévoit notamment la création de dizaines de postes et envisage de résoudre différents problèmes: absentéisme élevé, recrutement et formation du personnel, direction sous-dotée et infrastructures inadaptées. Un état des lieux qui rejoint les revendications formulées en novembre 2021 dans une pétition munie de 1500 signatures demandant une meilleure gestion de cet office qui représente environ 10% du budget total du DIP, soit quelque 240 millions de francs.

Autres pistes évoquées dans les discussions: une plus grande collaboration avec les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) pour les prestations thérapeutiques et un report vers le secteur subventionné pour l’enseignement spécialisé et la gestion des foyers, pour autant que les intéressés se montrent réceptifs. «Je n’ai rien contre le fait qu’on nous refile la patate chaude, mais il faut qu’on s’accorde sur le comment et le pourquoi, sans quoi nous ferons face aux mêmes difficultés que l’OMP», soulève Philippe Bossy, secrétaire général de la fondation Astural, qui accompagne des jeunes en difficulté.

Manque d’anticipation des besoins

Une partie de ces éléments rejoignent les conclusions d’un audit remis en mars dernier, suite auquel le DIP avait annoncé vouloir revoir en profondeur le cadre et le fonctionnement de l’OMP, jugeant les dérives de Mancy révélatrices d’une défaillance plus large. D’ailleurs, un autre foyer, celui de l’Aubépine, présenté comme modèle en avril dernier, vit lui aussi une crise avec la démission de sa directrice et de plusieurs éducateurs, comme l’a révélé Le Courrier.

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Après avoir «idéologiquement» privilégié l’enseignement au détriment du médical, le terme d’enfant ayant été proscrit au bénéfice de celui d’élève, le DIP envisage de revenir à une double direction, à la fois pédagogique et thérapeutique. Ce que préconise aussi la commission du personnel. Ce vaste chantier nécessitera des moyens supplémentaires, que le Conseil d’Etat semble prêt à valider pour autant que la réorganisation soit faite au préalable. Renforcer sans réformer conduira aux mêmes dysfonctionnements, a déclaré en substance Anne Emery-Torracinta lors de la réunion.

«Limiter la croissance»

Interrogé sur l’avenir de l’OMP, le porte-parole du DIP, Pierre-Antoine Preti, déclare que l’objectif est de «limiter la croissance à venir de l’OMP qui souffre d’une crise de fonctionnement que l’on peut notamment imputer à une croissance mal maîtrisée et une organisation qui n’a pas su s’adapter depuis sa création».

L’un des problèmes récurrents concerne la planification des besoins, nécessité à laquelle l’état-major du DIP s’est régulièrement montré sourd par le passé. Lors de la réunion de mercredi, un délégué du personnel s’est dit surpris d’apprendre que la rentrée 2022 soit si mal préparée et craint un scénario identique pour 2023. La hausse constante des jeunes atteints du trouble du spectre autistique et de déficiences intellectuelles ne donne lieu à «aucune anticipation», déplore un participant. Idem pour ce qui concerne l’augmentation massive des troubles du développement du langage découlant notamment de la surexposition aux écrans dès le plus jeune âge. Des constats qui font écho aux doléances des entités subventionnées, qui n’apprennent souvent qu’au début de l’été quels élèves elles accueilleront à la rentrée, comme nous l’a confié le secrétaire général d’Astural. Ce qui constitue aussi une source de stress majeur pour les parents de ces enfants.

Malaise du personnel

Au-delà des tractations en haut lieu sur l’avenir de l’Office, le malaise grandit sur le terrain. En mars dernier déjà, les collaborateurs demandaient dans une lettre ouverte qu’Anne Emery-Torracinta soit dessaisie du dossier. Plus récemment, l’épisode de l’Aubépine illustre la profonde détresse des équipes et le manque de confiance envers la hiérarchie. Lors de la réunion, l’un des magistrats considérait d’ailleurs cette fracture comme une «cause majeure du malaise». «On a appris que des réformes se préparaient par des bruits de couloir, mais on reste dans l’inconnu le plus complet quant à notre avenir», lâche une source à l’interne, avant de déplorer que depuis un an le personnel soit informé par les journaux de ce qui se passe à l’OMP.

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Un autre collaborateur déplore quant à lui le manque de visibilité à long terme. «Dans un moment de crise ultime, il n’y a plus de capitaine à bord. On navigue à vue. On a l’impression que le DIP laisse pourrir la situation pour ensuite faire table rase.» Un autre renchérit: «On est laissé à l’abandon. On sous-estime l’impact que cela peut avoir sur les personnes qui se trouvent sur le terrain, avec les élèves et les parents. Le peu d’attention accordé à cet office est choquant.» Si le scénario d’un démantèlement ne semble pas à l’ordre du jour, certains collaborateurs craignent tout de même un dépeçage progressif: «Si chacun prend un bout du gâteau, il n’y aura plus de cohérence, c’est tout l’équilibre entre le médical et le pédagogique qui va s’effondrer.»