Aux Pâquis, un immeuble fantôme révélateur de misère
Précarité
En janvier dernier, le bâtiment insalubre, qui abritait principalement des personnes sans statut légal, a brûlé. Face à la détresse des habitants, l’Asloca et les autorités montent au front. De leur côté, le propriétaire et la régie affirment n’avoir jamais eu connaissance de «sous-locations non autorisées»

«Quand l’incendie s’est déclaré, ma colocataire m’a réveillée en hurlant. Une fumée noire se répandait dans les étages, j’essayais de respirer un peu d’air frais par la fenêtre, mais c’est très vite devenu impossible. Je ne voyais rien, la porte de ma chambre était brûlante, j’ai cru mourir.» Comme Bianca*, les quelque 50 locataires du 8, rue Royaume, aux Pâquis, ont passé une nuit d’horreur le 9 janvier dernier lorsqu’un violent incendie s’est déclaré dans la cage d’escalier de cet immeuble insalubre, aux mains de marchands de sommeil. Sept personnes ont été conduites à l’hôpital.
Ce sinistre, le deuxième en moins d’un an, fait aujourd’hui l’objet d’une enquête de police, mais ne signe toutefois pas l’épilogue du cauchemar pour les habitants, la plupart sans statut légal. Faute de solution de relogement, certains d’entre eux sont revenus s’installer dans ce qui ressemble désormais à un squat, sans eau, ni électricité. C’était le cas jusqu’à mardi dernier. «Ce jour-là, la régie est venue poser une dalle de béton pour barrer l’accès à l’immeuble, sous les yeux d’une douzaine d’anciens habitants, paniqués à l’idée de perdre leurs affaires restées à l’intérieur, rapporte Charly Hernandez, fondateur et président de la Caravane de solidarité. La régie leur a finalement laissé deux heures pour les récupérer.»
Deux semaines auparavant, il était encore possible de pénétrer sur les lieux, la vitre brisée de la porte d’entrée s’enjambant aisément. Noircie par la fumée, la cage d’escalier est jonchée de déchets et de sacs de gravats. Sur la droite, les boîtes aux lettres cabossées n’ont plus reçu de courrier depuis des semaines. En grimpant les cinq étages, la lampe de poche éclaire l’étendue des dégâts: câbles électriques carbonisés, planchers décollés, murs fissurés. Certains appartements sont condamnés, marqués d’un autocollant «vidé», d’autres, à l’état de semi-abandon, renferment un impressionnant capharnaüm. Certaines portes à la serrure intacte, restent, quant à elles, closes.
«Je n’avais nulle part où aller»
Bianca garde un triste souvenir de la rue Royaume où elle a vécu deux ans, occupant une chambre à 800 francs dans un appartement de 4 pièces où cohabitaient 7 autres personnes. Pour cette trentenaire originaire des Philippines, employée comme nounou et femme de ménage, tous les sacrifices étaient bons pour avoir un toit. Dans les locaux d’un centre de distribution alimentaire, la jeune femme discrète raconte: «Chaque mois ou presque, il y avait des coupures d’eau chaude et de chauffage, des fuites d’eau au plafond qui nous réveillaient la nuit, je voulais partir mais je n’avais nulle part où aller.» A qui aurait-elle pu se plaindre, elle qui n’a ni permis de séjour ni contrat de bail à son nom?
Son loyer, Bianca le donne en cash à un intermédiaire qui passe récolter l’argent dans l’immeuble chaque début de mois. «Lorsqu’on ne pouvait pas payer, il nous menaçait d’appeler la police, j’étais terrorisée», souffle-t-elle, son sac à dos collé contre le ventre. A cause de la pandémie, sa situation financière s’est encore détériorée. «En ce moment, je ne fais que treize ou quatorze heures de ménage par semaine, déplore-t-elle. En janvier, j’ai tout juste gagné 1400 francs.» En plus de ses frais personnels, Bianca doit aussi envoyer de l’argent aux Philippines où vivent ses deux enfants adolescents qu’elle n’a pas vus depuis dix ans. Depuis l’incendie, elle partage une chambre avec trois autres compatriotes dans l’appartement d’un ami. En Suisse depuis neuf ans, son seul espoir repose désormais sur une future demande de permis.
Une société en liquidation
Derrière le destin de Bianca et des autres habitants, le spectre des marchands de sommeil, autrement dit des intermédiaires qui exploitent la détresse de personnes vulnérables, dans l’incapacité de louer un appartement à leur nom. En plein centre-ville de Genève, l’immeuble de la rue Royaume appartient à la société Burval SA, en liquidation depuis 1998, dont le siège officiel est au Comptoir immobilier. Burval SA, active dans «l’administration de biens immobiliers», a déjà fait parler d’elle en Suisse romande. A Lausanne pour l’affaire de l’interminable chantier de Bel Air, mais aussi à Genève où le sort d’un immeuble classé du XVIIIe siècle situé à la Grand-Rue avait fait scandale en 2014.
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Le cas de la Rue Royaume est celui d’un immeuble vétuste, acquis en 1996 par Burval SA, dont la gestion a été déléguée à la régie Comptoir Immobilier. Un unique locataire, servant de prête-nom aux occupants, leur sous-loue les appartements. Un cas de figure courant dans les affaires de marchands de sommeil. De nombreuses transformations, parmi lesquelles l’installation de sanitaires et de branchements électriques, ont été réalisées dans les logements afin de louer séparément chaque pièce à des familles dans le besoin. Des travaux qui ont sans doute contribué à surcharger le voltage de l’immeuble. L’enquête en cours dira si ces irrégularités sont à l’origine du double incendie de janvier et si elles légitiment la saisie d’un procureur. Après un premier départ de feu dans la nuit du 9 au 10 janvier, qui a conduit à l’évacuation complète de l’immeuble dans la panique la plus totale, une nouvelle alerte a en effet occupé les pompiers durant deux heures le dimanche 10 au soir.
Par l’intermédiaire de son avocat, Me Enrico Scherrer, Burval SA s’exprime: «Burval SA a appris par l’incendie l’existence de ces sous-locations non autorisées, souligne-t-il. Burval SA n’a connaissance que d’un seul locataire qui n’a pas payé les loyers durant plusieurs mois, ce qui a occasionné une mise en demeure.» En ce qui concerne l’avenir de l’immeuble, l’avocat affirme que «le propriétaire va prochainement mandater un architecte pour déposer des autorisations et le remettre en état».
Des loyers «clairement abusifs»
De son côté, la régie manifeste elle aussi son étonnement: «Nous avons loué plusieurs locaux à un locataire, qui ne nous a pas annoncé de sous-locations, détaille Philippe Moeschinger, directeur général du Comptoir Immobilier. Depuis l’incendie, nous soutenons l’Hospice général qui examine les possibilités de relogement des occupants.» Quant à l’état de l’immeuble, la régie estime qu’il dépend de la responsabilité du propriétaire.
Pour Karim*, un ancien habitant au bénéfice d’un permis B, la régie ne pouvait que savoir. «L’hiver dernier, l’eau chaude a été coupée durant plusieurs jours, je n’en pouvais plus, je me suis rendu dans les locaux de la régie pour signaler le problème, mais personne n’a voulu me recevoir», affirme le trentenaire. De retour chez lui, Karim reçoit un appel menaçant de la personne qui lui loue l’appartement. «Il m’a dit de ne plus jamais me pointer là-bas, sans quoi il allait me jeter dehors.» Le soir de l’incendie, Karim a été transféré dans un abri de la protection civile. «On était 10 à dormir dans la même pièce, raconte-t-il. J’avais besoin de récupérer pour aller travailler, mais c’était impossible dans ces conditions.» Depuis, le jeune homme loge à l’hôtel. Une solution provisoire trouvée par l’Hospice général, qui précise suivre la situation de cinq ménages uniquement, les rares disposant d’un statut légal en Suisse.
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Si certains habitants ont trouvé refuge chez des proches, d’autres se trouvent dans l’impasse. Face à l’urgence, l’Association genevoise des locataires (Asloca) lance l’offensive contre Burval SA. Elle vient de déposer une requête à la Commission de conciliation en matière de baux et loyers pour tenter d’indemniser le peu de locataires qui disposent d’un contrat de bail écrit. «Compte tenu de l’état d’insalubrité de l’immeuble, les loyers pratiqués étaient clairement abusifs, affirme Christian Dandrès, avocat à l’Asloca.
Par ailleurs, les garanties de loyer ont été versées dans la main du sous-bailleur et pas dans un compte ad hoc comme la loi l’exige.» A ce jour, aucun locataire n’a pu les récupérer. En parallèle, l’Asloca a également interpellé l’Etat sous l’angle de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d’habitation (Ldtr). «La loi interdit de faire des travaux sans autorisation, souligne-t-il. Or, dans le cas précis, la plupart des appartements ont été transformés en de multiples studios. L’Etat peut demander au propriétaire des autorisations rétroactives et le forcer à fixer, à la baisse, le montant des loyers.» Selon la Ldtr, le montant maximum par pièce et par année s’élève à 3405 francs, soit 284 francs par mois. Dans le cas précis, les chambres étaient louées 700 ou 800 francs, soit plus du double.
L’Etat intervient
Sollicité, l’Etat confirme qu’il va instruire les «éventuels abus en matière de transformations et de loyers», détaille Roland Minghetti, directeur de l’inspectorat de la construction. Ce dernier précise qu’un inspecteur des chantiers et de la construction va se rendre prochainement sur les lieux, accompagné d’un inspecteur de la police du feu, pour vérifier l’état d’insalubrité. «L’entrée ayant été murée, l’inspectorat exigera auprès de la régie d’avoir accès à l’immeuble.»
De son côté, la ville de Genève a elle aussi déposé une dénonciation contre inconnus auprès du Ministère public sur la base d’un «rapport alarmant des Services d’incendie et secours faisant état du délabrement de l’immeuble et de son occupation anarchique y compris dans les sous-sols», précise Olivier-Georges Burri, secrétaire général adjoint de la ville de Genève. «En contrôlant les sous-sols, nous avons trouvé un sac de couchage, des effets personnels et du matériel de chantier», mentionne le rapport des pompiers. «Sur le plan politique, les pratiques abusives des marchands de sommeil doivent être fermement condamnées», affirme par ailleurs Christina Kitsos, cheffe du Département de la cohésion sociale et de la solidarité.
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Pour Dominique Froidevaux, directeur de Caritas Genève, la rue Royaume n’est pas un cas isolé. «Des milliers de travailleurs vivent sans statut légal à Genève, rappelle-t-il. Pour des questions de survie, ces personnes vulnérables sont obligées d’accepter des conditions de vie indignes à des prix exorbitants. Si l’Etat ne se montre pas intransigeant, c’est toute une économie de la misère qui prolifère. Il est nécessaire de promouvoir des alternatives décentes en matière d’hébergements accessibles aux plus démunis.»
* Nom connu de la rédaction