«Nous avons besoin d'une vraie mosquée. La réponse à tous nos soucis passe par là»
Sécurité
La vallée de l'Arve est sous tension depuis les attentats de Paris. Des perquisitions ont eu lieu, des jeunes sont fichés pour radicalisme. Un seul lieu de culte officiel existe, très exigu

Vingt ans qu'Atamna Derradji vit à Cluses (à 45 km de Genève) et il ne se souvient pas avoir connu un tel climat de défiance. «Les agressions verbales envers les musulmans sont nombreuses, les regards sont fuyants ou agressifs, le Front national a fait 43% ici», rappelle-t-il. Les attentats à Paris, les perquisitions administratives et l'assignation à résidence de deux jeunes de la vallée présentés comme des radicalisés ont tendu les relations en ville.
Homme courtois, ouvert, Atamna Derradji, recteur de la mosquée de Cluses (18 000 habitants dont 20% d'origine étrangère), a appelé sa communauté à respecter la minute de silence à la mémoire des 130 victimes parisiennes et qualifie les auteurs des fusillades «de grands délinquants». Il donne rendez-vous en ce vendredi jour de grande prière à la maison de l'Association Espoir, construite grâce à des dons dans le quartier populaire des Ewües. Seul lieu de culte officiel de toute la région. Trois cent personnes peuvent être accueillies mais le double se présente. Une salle au sous-sol a été couverte de tapis et munie de hauts-parleurs pour entendre le prêche de l'imam à l'étage supérieur, d'autres prient dans la cour. Atamna n'aime pas cela, «mais que faire?», s'interroge-t-il.
Avoir une mosquée, une vraie, comme d'autres ont une église, voilà ce que l'on veut
Il a écrit maintes fois au préfet, pas de réponse. Il demande que des bungalows genre baraques de chantier soient posés dans la cour, pas de réponse. «Je fais cela au nom de l’intérêt général, pour la quiétude de tous mais mes appels restent vains», regrette-t-il. Il poursuit: «Ici nous avons un imam formé mis à disposition par la Grande mosquée de Paris qui paie son salaire et ses cours de perfectionnement en français. Il prêche en arabe et donc en français, les jeunes comprennent son sermon, ils sont moins tentés d'aller chercher n'importe quoi sur Internet. A Cluses, nous n'avons pas eu de départ en Syrie ou en Irak».
Une salle de prière de 30 personnes pour 2600 pratiquants
Un jeune, qui vient écouter le prêche, confie: «Avoir une mosquée, une vraie, comme d'autres ont une église, voilà ce que l'on veut. Pour prier mais aussi se réunir, étudier le Coran, faire du rattrapage scolaire, présenter l'Islam à ceux qui le désireraient. J'habite à Scionzier (près de Cluses), il y a 2 600 habitants de confession musulmane et une seule salle de prière qui peut contenir 30 personnes».
Nous avons 12% de chômage, je préfère que des entreprises s'implantent
Les autorités rappellent, de leur côté, que les communes ne sont pas tenues d'organiser l'exercice du culte, au nom du principe de la laïcité. A Marnaz, village voisin, Loïc Hervé, le sénateur-maire, s'est opposé violemment à l'Association savoisienne lumière d'Islam (Asli) qui souhaitait acquérir un terrain communal afin d'ériger un lieu de prière (le Temps du 6 décembre 2015). «Nous avons 12% de chômage, je préfère que des entreprises s'implantent», justifie le maire.
Photo: David Wagnières
Les fidèles se retrouvaient dans un foyer de travailleurs dont une salle a été aménagée en lieu de prière. Le préfet a décidé que son accès serait désormais interdit aux gens de l'extérieur car le président d'Asli, un présumé salafiste fiché S, était suspecté d'endoctriner les résidents du foyer dont de jeunes migrants. Celui-ci, qui a travaillé comme bagagiste à l'aéroport de Genève, a été assigné à résidence dans le cadre de l'état d'urgence en vigueur en France puis condamné à cinq mois de prison pour s'être rendu, malgré son interdiction de déplacement, à l'école Ecoris de Chambéry (Savoie) où il prépare un Brevet de technicien supérieur en transport et logistique. Thierry Pellegin, le directeur de cette école, s'est dit très surpris par cette interpellation. «C'est un élève au comportement exemplaire, très studieux et respectueux des règles», commente-t-il. Laurent Bizien, son avocat, a qualifié le jugement «de disproportionné et rendu dans un contexte où il fallait faire un exemple».
Apaiser les tensions
La condamnation a choqué également le quartier des Valignons où vit le jeune homme. L'un de ses cousins raconte: «Il a appelé la police pour prévenir qu'il devait se rendre à ses cours et il a été interpellé là-bas, il ne voulait pas s'enfuir, juste poursuivre sa formation». Dépeint par le maire comme un prédicateur autoproclamé très charismatique, le président d'Asli est selon ses proches un garçon timide et discret, au casier judiciaire vierge. Le cousin: «Il est croyant sans être un fanatique, grâce à lui le quartier est devenu tranquille parce que beaucoup de jeunes ont repris un droit chemin, celui de la religion et du respect de la loi. Le maire n'a pas supporté l'influence d'Asli dans le quartier et il a monté cette affaire d'imam salafiste autoproclamé».
Atamna Derradji avait tiré la sonnette d'alarme au sujet du lieu de prière de Marnaz animé par des gens non qualifiés. Des élus lui avaient suggéré d'aller y mettre un peu d'ordre mais il a estimé ne pas avoir la compétence et la légitimité pour intervenir. «Mes responsabilités s'arrêtent à Cluses. Mais je répondrai présent quand il faudra réfléchir à la construction d'un vrai lieu de culte dans le cadre d'un projet intercommunal. La réponse à tous nos soucis passe par là». Loïc Hervé a fait un pas en rencontrant la semaine passée à Paris Anouar Kbibech, le tout nouveau président du Conseil français du culte musulman. Il l'a l'invité à se rendre dans la vallée de l’Arve pour lui parler de la situation. Une visite qui si elle est organisée devrait apaiser les tensions qui restent vives. Loïc Hervé a reçu des menaces de mort à caractère raciste mais les gendarmes sont remontées jusqu'à leur auteur connu des forces de l'ordre mais pas pour des faits de radicalisation.