L’un est smart, trilingue, copain avec l’ex-secrétaire d’Etat américain John Kerry, Davos-compatible, un sourire de jeune premier épinglé au costume impeccable. Guillaume Barazzone. L’autre est un militant de la vieille école, pourfendeur du négoce, défenseur des peuples autochtones, les poches du paletot fatigué regorgeant de tracts du Syndicat des services publics. Rémy Pagani. Cet antagonisme cocasse entre ces deux personnalités, du PDC et d’Ensemble à gauche, a un point commun: le premier a cédé sa place de maire au second, selon le tour de carrousel institutionnel de la mairie tournante.

Une des seules villes de Suisse

C’est l’histoire, chaque année renouvelée au 1er juin, d’une incongruité. Genève est une des seules villes suisses où les maires se succèdent. Un système qui prévaut aussi dans les autres communes du canton, pour peu qu’elles aient plus de 3000 habitants. Mais le problème de Genève, c’est que c’est Genève, justement. Et lorsqu’un chef d’Etat étranger y débarque, son regard cherche le maire, non le conseiller d’Etat – concept inconnu, donc sans importance. Il arrive, raconte-t-on, que le président du Conseil d’Etat, François Longchamp, se présente comme «gouverneur de la région» à ses hôtes étrangers; non par vanité, bien sûr, mais par souci d’éclaircissement.

Il existe un précédent truculent: le vice-président américain Walter Mondale, sous Jimmy Carter, prit le président du Conseil d’Etat Jaques Vernet pour l’ingénieur des ponts et chaussées, rapporte Guy-Olivier Segond, ancien maire et ancien conseiller d’Etat. Bref, la figure du maire est emblématique. Ce qui fait dire à cet observateur: «On passe pour des charlots en présentant chaque année un nouvel interlocuteur aux étrangers. Surtout quand celui-ci ne maîtrise pas l’anglais.»

«L’anglais n’est pas indispensable»

Et toc envers Rémy Pagani, qui riposte: «L’anglais n’est pas indispensable. Les traductions sont systématiques dans les grandes organisations et le français est une langue reconnue partout dans le monde.» Son collègue Sami Kanaan, qui estime que ce système est «illisible», se souvient: «A peine avais-je constitué mes contacts au sein de la Genève internationale que mon mandat était terminé.» Aussi a-t-il, en 2015, proposé à ses collègues de suggérer au Conseil d’Etat un amendement à la loi sur les communes afin de remédier à cette «Genferei». Peine perdue, seule sa camarade socialiste Sandrine Salerno l’a soutenu. Il n’a pas laissé tomber son idée pour autant.

Pas sûr qu’il connaisse le succès. Car Rémy Pagani, dont c’est le troisième mandat, trouve la formule concluante: «J’ai déjà retrouvé mes marques. Cette mairie tournante montre la diversité de la cité. L’important, c’est le symbole universellement connu du maire, les gens sont interchangeables.» Sauf que le maire peut donner une couleur à son année. Après la vision d’une Genève internationale, lacustre et économique de Guillaume Barazzone, voici celle, idéaliste, de Rémy Pagani. Lequel se propose de distiller droits humains, permanences de premier secours gratuites et défense des locataires.

Un maire permanent suppose plus de pouvoir

Les deux hommes partagent pourtant la satisfaction d’une mairie tournante. Guillaume Barazzone fait valoir que la charge de maire, à Genève, n’est pas comparable à celle que connaît Zurich, où il a davantage de pouvoir. «Si Genève veut un maire permanent, il faudrait changer de système et lui attribuer plus de pouvoir.» Pour le PLR Claude Haegi, ancien conseiller administratif et ancien conseiller d’Etat, le problème réside plutôt dans la dénomination de conseiller administratif, du plus haut ridicule, et source d’anecdotes ayant passé à la postérité.

Comme ce jour où Claude Ketterer, à Marseille, avait été placé au 25e rang, eu égard à ce grade peu glorieux de «conseiller de l’administration», avaient cru comprendre les Français. Ou comme, plus récemment, les autorités de Dakar, qui ont eu droit à deux maires genevois, car le protocole permet ce titre aux conseillers administratifs en déplacement. Ce qui avait valu ce commentaire d’un élu africain: «Y a-t-il eu un putsch à Genève?»

«La Ville a plus de classe et de style»

Pendant ce temps, le canton rit sous cape, lui qui voit la Ville, turbulente, encombrante, source d’ennuis perpétuels. Cette rivalité ne date pas d’hier. Lors de la révolution radicale de 1846, elle avait déjà une réputation de trublion. Pour ne pas être dominé, le Conseil d’Etat a lutté longtemps contre le titre de maire, qui viendra beaucoup plus tard par une votation populaire.

Pour Guy-Olivier Segond, un maire permanent avec pouvoir d’arbitrage n’est pas souhaitable: «Le Conseil d’Etat, avec sa présidence, est-il plus lisible? Non.» Même si la différence entre ces deux exécutifs est énorme: «En Ville, il faut connaître les gens, à l’Etat, ses dossiers.» Et de conclure: «La Ville a plus de classe et de style.» Quel que soit le tour de manège, quel que soit le fleurettiste trônant en son carrosse.