L’armée déserte (3/5)
Le bâtiment, qui se prête souvent au civil, va céder sa place à 1500 logements, dans le cadre du projet Praille-Acacias-Vernets. Visite et souvenirs de deux conseillers d'Etat qui y ont effectué leur école de recrue

Une caserne bariolée aux couleurs de l’arc-en-ciel, c’est une entorse à l’étiquette, un pied-de-nez au gris-vert, une inconvenance magnifique. On n’oserait imaginer que cela existât, si cela n’existait justement. A la caserne des Vernets à Genève, depuis que la Haute Ecole d’art et de design a été invitée à jouer les contrastes. A hauteur du vert pomme, le lieutenant-colonel Wagnon (ci-dessous) lâche: «C’était difficile à accepter, dans la culture militaire. Mais finalement, ça passe bien.»
Ce qui passera peut-être moins bien, c’est le jour proche où, après presque trente ans de carrière aux Vernets, l’officier supérieur devra éteindre la lumière, tourner la clé et s’en aller. Soucieux de ne pas commenter les décisions politiques, il dit avec pudeur: «Il faudra éviter de regarder en arrière, mais il y aura un peu de nostalgie quand même.»
Trois nouveaux sites
Longtemps en sursis, la caserne des Vernets, cinq hectares au centre-ville dévolus aux troupes de sauvetage, sera bientôt sacrifiée par l’armée. A sa place, trois sites excentrés verront le jour dans le canton: à Mategnin au nord de l’aéroport, à Epeisses et à Aire-la-Ville. Mategnin est déjà en construction, les deux derniers crédits seront soumis à la fin d’août au Grand Conseil (74 millions de francs au total). Si risque il y a, il pourrait venir du Groupe pour une Suisse sans armée qui pourrait lancer un référendum. Sinon, l’armée pourrait quitter les lieux vers 2020.
Cette année-là, le conseiller d’Etat Antonio Hodgers compte bien poser la première pierre de l’immense quartier Praille-Acacias-Vernets (PAV). Le plan localisé de quartier est à bout touchant, les enquêtes techniques aussi. La caserne construite en 1964 s’effacera alors devant 1500 logements, un immeuble d’activités, une école primaire notamment. S’il en est un qui ne la regrettera pas, c’est le jeune conseiller d’Etat, qui y a effectué son école de recrue en 1994. Ou plutôt qui s’y est essayé, car il a laissé tomber l’armée en cours de route pour le service civil.
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Le ministre vert assure qu’il s’était donné de la peine, pourtant. Mais l’entrée en matière du commandant – «Messieurs, le danger vient de l’Est» – a eu raison de sa bonne volonté. «Je trouvais aussi la logique des ordres et des contre-ordres humiliante, se souvient-il. Et puis les recrues fumaient tellement de joints que j’en étais malade.»
L’armée a évolué
Une époque révolue, assure le lieutenant-colonel Wagnon. Parce que les gradés préfèrent la méthode didactique aux hurlements sur les troufions; parce que ceux-ci sont accrochés à leurs téléphones portables plus sûrement qu’à la bouteille ou à la cigarette et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de les en priver; parce que l’armée a évolué, assure-t-il. Le voilà d’ailleurs qui se découpe sur un mur violet, devant une belle maquette en carton d’une ville hypothétique, meurtrie au gré des exercices. Dans la réalité, il est intervenu notamment lors des intempéries en 2005 à Berne et en Suisse centrale, et des feux de forêt à Viège.
Mais revenir à Genève et sa caserne en ville. Cette drôle d’intrication entre le civil et le militaire, et tout ce que le premier a à gagner du second. Car cette caserne, c’est plus qu’une caserne, fait valoir Yves Bezençon, directeur du centre logistique civil et militaire: «On amène des solutions permanentes au civil.» Aux Vernets se joue la protection des ambassades, et c’est là que les renforts fédéraux arrivent lors des engagements internationaux. C’est là aussi que les corps de police, les sapeurs pompiers ou les gardes-frontière se réunissent.
Un des plus grands «hôtels» du canton
Même les sociétés sportives peuvent y trouver le gîte et le couvert. Pensez donc, 500 lits, ça fait des Vernets un des plus grands hôtels du canton. C’est dans la salle de gym que, par les dimanches d’élections françaises, on vote. C’est là où le cirque Knie trouve l’asile quand la plaine de Plainpalais est en chantier, et c’est à l’ombre des 75 arbres du site que ses chevaux fuient parfois la canicule. C’est là enfin que les conseillers fédéraux débarquent en hélicoptère lorsqu’ils doivent rejoindre les plateaux de la RTS.
La tour de la télévision, justement, en sentinelle, «et pendant les inévitables tours de garde, on comptait ses fenêtres allumées», se souvient un autre conseiller d’Etat, Pierre Maudet, à l’école de recrues en 1997. «C’était bizarre de faire l’armée dans sa propre ville. A la fois chez soi, et ailleurs.» Contrairement à son collègue Hodgers, il a gradé, le capitaine Maudet, et ni les longues minutes au garde-à-vous, ni les heures passées à labourer le terrain n’ont été rédhibitoires.
Maudet «avait déjà du bagout»
Du lieutenant-colonel Wagnon, le libéral-radical garde un lumineux souvenir. C’est réciproque: «Le caporal Maudet était le porte-parole de la classe, il avait déjà du bagout», dit l’instructeur. Et le ministre avoue: «Quand on démolira, j’aurai quand même un pincement au cœur.» Comme quand l’arc-en-ciel se dissipe. Alors les hérissons, les chauves-souris et les hirondelles, pour lesquels la caserne a installé nids et maisonnettes, s’en iront eux aussi trouver un abri ailleurs.