Un matin de mai, ce professeur a avalé son café de travers. Dans sa boîte de courrier électronique, il découvre des «recommandations en cas de jeûne sur temps scolaire». Voilà qui mérite attention, s’agissant d’un document circulant non pas dans des écoles coraniques, mais à l’école publique genevoise.

Naïveté explicite

Emanant du Service de santé de l’enfance et de la jeunesse (SSEJ) et envoyé à tous les directeurs de l’enseignement secondaire II (collèges et écoles de commerce), ce document est explicite dans sa naïveté. Il décrit tout d’abord les effets physiques du jeûne total ou partiel (sans privation de boissons). Il suggère ensuite des recommandations aux enseignants en butte à d’éventuels cas problématiques, comme des symptômes d’hypoglycémie ou de déshydratation des élèves abstinents.

En substance: si aucun accord de principe n’a pu être obtenu des parents pour la rupture du jeûne, l’enseignant doit contacter un médecin du SSEJ «qui donnera son aval et endossera la responsabilité «médicale» pour une rupture de jeûne». Si les parents refusent que leur enfant ingère de la nourriture ou une boisson sucrée, ils doivent venir le récupérer.

Ces recommandations concernent aussi bien l’école primaire que le cycle d’orientation et le post-obligatoire. Elles vont jusqu’à proposer plusieurs aménagements. A la gym, les enseignants sont invités à faire preuve de tolérance vis-à-vis de l’élève qui doit réduire ses efforts physiques. Plus déconcertant encore: afin de «favoriser l’intégration de tous», il est recommandé que «les camps ou les voyages d’études d’une semaine se déroulent, dans la mesure du possible, hors période de jeûne».

Rectification attendue la semaine prochaine

Autrement dit, il s’agit d’une invitation à adapter le programme et les activités scolaires au calendrier islamique. Comment se fait-il alors qu’en 2016 le canton ait édicté une brochure rappelant les principes de la laïcité à l’école? Une bourde, selon le Département de la formation et de la jeunesse (DFJ): «Aucune dérogation n’est faite pour des motifs religieux, rappelle Pierre-Antoine Preti, porte-parole. Le texte envoyé le 18 mai dernier n’a pas été formellement validé par le secrétariat général. Il ne s’agit pas d’une directive, mais de recommandations à destination interne.» 

«J'ai pris connaissance avec effarement de ces recommandations envoyées à des écoles. Elles sont une initiative unilatérale d'un service: non seulement elles contredisent les principes rappelés dans la brochure laïcité mais de surcroît je m'étais opposée en 2016 à l'envoi d'une telle «directive» aux écoles», s'exclame la conseillère d'Etat Anne Emery-Torracinta. Une rectification sera envoyée la semaine prochaine.

«Consternant qu’une telle recommandation soit largement diffusée»

Peut-être, mais tous les directeurs cantonaux du secondaire II ont reçu ce document, quand bien même il n’avait pas la bénédiction de la hiérarchie. «Il est tout de même consternant, alors que la ligne que l’école doit suivre sur la laïcité est parfaitement claire, qu’une telle recommandation soit largement diffusée, s’emporte Jean Romain, président du Grand Conseil et PLR. La direction du département ne fait pas son travail, et il n’est pas question que le monde politique se désintéresse de ce genre de dérive. Les religions ne doivent ni légiférer ni réglementer le domaine public. Nous avons adopté une loi sur la laïcité, appliquons-la!»

Même à gauche de l’échiquier politique, certains toussent: «Autant je trouve bien qu’on prévienne le corps enseignant quant aux consignes de santé et qu’on respecte certains choix en matière d’éducation physique, dans la logique multiculturelle qui est la mienne, autant je refuse que la religion interfère sur le calendrier scolaire», dit Romain de Sainte Marie, chef de groupe socialiste au Grand Conseil.

«Bourde ou pas, il y a un problème dans ce département»

Cette fâcheuse diffusion prouve au moins deux choses. D’abord, si le DFJ s’est montré ferme sur les principes laïcs, certains, au sein de ce département mammouth, ne l’ont manifestement pas compris. Ou ont tenté de passer outre.

En effet, dans un autre mail du SSEJ envoyé à la direction générale de l’enseignement secondaire II, on précise que la fiche en question a été «laïcisée, selon les recommandations en vigueur à l’Etat de Genève». On ne sait pas très bien ce que les auteurs entendent par là. Sauf à imaginer qu’en remplaçant le mot «ramadan» par le non spécifique «jeûne» – encore que le carême, à notre connaissance, ne fasse pas l’objet d’une attention spécifique – ils pensaient rendre l’objet compatible avec le cadre institutionnel.

Porte-parole de la Coordination laïque genevoise, Yves Scheller ne mâche pas ses mots: «Bourde ou pas, indépendamment de la brochure sur la laïcité, il y a un problème dans ce département quand on voit des hauts fonctionnaires prêts à soumettre le programme scolaire aux exigences politico-religieuses émanant de l’islam radical.»

Des histoires qui se règlent à l'interne

Deuxième enseignement: le jeûne musulman est de plus en plus suivi par des écoliers, quel que soit leur âge. Si tel n’était pas le cas, personne ne se pencherait sur la question. Démunis devant des situations face auxquelles l’école n’est pas armée, les enseignants cherchent des issues. C’est probablement leurs questionnements qui ont mené à exhumer ce document des tiroirs où il aurait dû rester. Si on ne connaît pas le nombre d’élèves qui font le ramadan, nombreux sont les maîtres à raconter des anecdotes, sous le couvert de l’anonymat. Comme cet élève réclamant une dispense du cours de cuisine en période de jeûne, ou cet autre débarquant à l’école en longue tunique à cette même occasion. Des histoires qui se règlent à l’interne sans remonter au département.