Quand la Cour des comptes terrorise la République
Genève
Après l’affaire du Grand-Saconnex, de nombreux audités sortent du bois pour dénoncer les méthodes de l’organe de contrôle. Ainsi que ses conséquences financières et politiques. Même le président du Conseil d’Etat, Antonio Hodgers, s’en inquiète

«Une fois la Cour des comptes passée, vous devez juste vous estimer heureux d’être encore en vie.» Les propos de ce cadre d’une entité genevoise auditée sonnent comme une outrance. Pourtant, des années plus tard, ce souvenir cauchemardesque le hante encore: «Des consultants au style fiduciaire un peu pincé débarquent, vous suspectent de tout, sans humanité. J’étais présumé coupable, je suis devenu le diable. On m’a cloué au pilori, ma famille se faisait interpeller. Et je n’ai jamais compris ce qu’on me reprochait.» Le résultat de l’audit ne révèle d’ailleurs rien de fracassant: «On a expliqué aux magistrats les améliorations qu’on comptait faire et ils les ont couchées dans le rapport, poursuit-il. C’est un peu comme si on prend votre propre montre pour vous donner l’heure.»
Après la rébellion de la commune du Grand-Saconnex contre les méthodes de la Cour des comptes, appuyée par un avis de droit qui enfonce le clou, nombreux sont les témoignages que Le Temps a recueillis. Il ressort de ces récits comme un sentiment de scélératesse planant longtemps après le passage de la cavalerie. Des témoignages pour beaucoup anonymes, comme si la Cour des comptes s’était hissée au statut de grand Inquisiteur, terrorisant les services de l’Etat, les communes, les entités publiques.
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Que disent-ils? Ils accusent la Cour d’instruire systématiquement à charge. D’être instrumentalisée par des «communications citoyennes», une façon pudique de nommer les dénonciations anonymes, qui devraient imposer la prudence. Surtout lorsque l’entité auditée est une commune à la veille des élections, par exemple. De présenter à la presse des rapports polémiques dont celle-ci raffole. D’oublier son indépendance pour faire de la politique à la marge.
Un exemple: en novembre 2018, alors qu’elle venait de diffuser son audit sur les notes de frais de la Ville de Genève, elle s’était permis de liker sur son compte Twitter officiel des commentaires sanglants sur le Conseil administratif. Dispensable. La Cour s’en est rendu compte, d’ailleurs, puisqu’elle a rapidement effacé cette adhésion problématique. «Entre un pouvoir législatif morne et un Conseil d’Etat faible, la Cour est devenue le quatrième pouvoir, estime un cadre d’une entité auditée. A mon avis, ce virage autoritaire a débuté lorsque la Cour, en 2012, a voulu se racheter une conduite.» On se souvient qu’en septembre de cette année-là, Genève découvrait, entre éclat de rire et consternation, qu’un magistrat avait renversé un seau d’eau sur la tête de son collègue.
«Se faire laver la figure et traîner devant le tribunal médiatique»
«Désormais, ce sont les entités auditées qui se font laver la figure puis traîner devant le tribunal médiatique», estime un haut fonctionnaire de l’Etat de Genève, qui a eu maille à partir avec la Cour à plusieurs reprises. Avec une conséquence fâcheuse: la haute fonction publique, timorée de nature, ne chercherait désormais plus qu’à se couvrir, pour le cas où le gendarme débarquerait en ses murs. Le résultat escompté serait ainsi l’exact opposé de celui recherché: inertie et paperasserie. «Quand un problème surgit à l’Etat, on ne cherche pas la cause, poursuit le haut fonctionnaire. Mais à édicter une nouvelle règle qui va plaire à la Cour et ajouter une couche bureaucratique à un appareil déjà très lourd.» De plus, les audits de la Cour viennent souvent s’ajouter à ceux du service d’audit interne de l’Etat, ajoutant à la confusion.
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Or qui dit usine à gaz, dit manque d’efficacité. Un reproche autrement plus problématique que les chicaneries dont la Cour se rendrait éventuellement coupable: «La performance ne l’intéresse pas, seule compte la méthode, dénonce le haut fonctionnaire. Ce qui crée des lourdeurs et des doublons que paie le contribuable.» Dans l’affaire des notes de frais en Ville de Genève, pour éviter quelque 100 000 francs de frais injustifiés, il aura fallu engager quatre personnes au contrôle interne des départements et deux auditeurs de plus au contrôle financier. Ce qui coûtera bien davantage que la dépense, aussi illégitime soit-elle: «Les moyens financiers engagés pour mettre en œuvre ces recommandations sont disproportionnés, affirme Sandrine Salerno, ancienne conseillère administrative. Mais la question éthique et morale est autre.» Le citoyen amoureux de la transparence applaudira ces dépenses, le citoyen contribuable appréciera.
Un projet de loi déposé en mars
Des députés de droite du Grand Conseil ne s’y sont pas trompés, qui ont déposé en mars un projet de loi. Il engage la Cour à ne pas entrer en matière si le coût du traitement du dossier est trop important en vue de l’économie potentielle pour l’Etat. Il lui enjoint aussi de prendre en compte ses propres coûts. Un examen effectué par le Contrôle fédéral des finances va d’ailleurs dans ce sens. «Sans casser du sucre sur la Cour, ce projet de loi veut éviter les aberrations», estime Pierre Nicollier, député PLR. Un avis que ne partage pas le député socialiste Cyril Mizrahi: «Laisser tomber un audit s’il ne rapporte pas d’argent est une vision de petit comptable. La mission de la Cour est beaucoup plus large, elle est un contre-pouvoir. Sans elle, certaines communes, par exemple, seraient tentées de se complaire dans le formol de la politique des petits copains.»
Salutaire, peut-être, pour autant que ses audits de légalité et de gestion ne ressemblent pas à une présentation de PricewaterhouseCoopers: «Pour la Cour, le formalisme est devenu une fin en soi. Autrement dit, elle participe à l’augmentation de la complexité qui tue l’efficience.» Piquant: ce constat vient précisément d’un consultant, Alexandre Graf, directeur général de Shake Consulting. Il a vu la Cour à l’œuvre, lorsque le hasard l’a conduit à être mandaté par des services de l’Etat qu’elle venait aussi scruter. «Plus on crée de procédures formelles, moins les cadres bénéficient de marge d’appréciation et d’autonomie décisionnelle, un facteur de stress avéré, poursuit-il. In fine, la peur de se faire épingler pour des broutilles conduit tout ce monde à une frilosité préjudiciable au travail, donc aux prestations.» Le processus, c’est bien, mais le résultat, c’est mieux.
«Si le jeu imposé est le mikado, il n’y aura plus de grands projets politiques»
Sur le terrain politique, même constat: «Un contrôle trop tatillon peut tuer l’action politique, qui requiert parfois un peu d’imagination et de souplesse. Si le jeu imposé est le mikado, il n’y aura plus de grands projets politiques.» Ce n’est pas un obscur conseiller administratif qui l’affirme, mais le président du Conseil d’Etat, Antonio Hodgers. L’an dernier, il a tenu bon lorsque la Cour s’est entichée des dépenses du gouvernement, alors que la Commission du contrôle de gestion du parlement aurait pu faire le travail. Finalement, les parties ont trouvé un terrain d’entente, la Cour se contentant d’un audit de gestion et le gouvernement produisant lui-même ses notes de frais. Si le ministre est convaincu de l’utilité de la Cour, il estime que les institutions auraient à gagner d’une culture plus bienveillante, de nature à challenger plutôt qu’à mettre sur le gril.
Certains se sont aussi retrouvés avec des audits qui leur tombent des mains. C’est le cas de la Confédération des écoles genevoises de musique (CEGM), atterrée par le rapport: «Le travail de la Cour n’était scientifiquement pas convaincant, estime Christine Sayegh, présidente de la commission paritaire de la CEGM. L’évaluation était tronquée, ce qui a provoqué un sentiment d’injustice.» Elle pointe des erreurs sémantiques conduisant à disqualifier toute l’analyse. Elle dénonce une évaluation basée sur des critères restreints (une seule classe d’âge d’élèves prise en compte), ainsi que des jugements hâtifs, comme celui d’élitisme – auquel la Cour conclut en se basant sur les revenus parentaux du peu d’élèves retenus pour l’analyse. Dernier grief: des recommandations trop onéreuses à mettre en place, eu égard aux subventions octroyées par le Département de l’instruction publique. Décidément, la Cour alimente les ressentiments. Le parlement serait sans doute avisé de les entendre.
«Nous entendons les critiques»
Magistrates à la Cour des comptes, Isabelle Terrier et Sophie Forster Carbonnier répondent aux critiques
«Le Temps»: Menez-vous des audits à charge?
Isabelle Terrier: Non, il ne faut pas nous confondre avec le pouvoir judiciaire. Nos auditeurs, réviseurs et évaluateurs travaillent dans le respect des normes professionnelles propres à leur métier et ne mènent pas leurs audits comme une instruction pénale. Ils se forgent une opinion sur la base d’éléments probants, ils récoltent, vérifient et analysent l’information, avec des méthodes croisées. Sur la forme, ils essaient d’apprivoiser l’interlocuteur. Certains les considèrent comme un gendarme, mais d’autres comme un proche aidant!
Ne craignez-vous pas d’être instrumentalisés à des fins politiques?
Isabelle Terrier: Non, la force de la Cour est son indépendance, et nous nous abstenons d’ailleurs de publier si des votations ou élections se profilent.
Vos audits s’attachent-ils davantage au formalisme qu’à l’efficacité?
Sophie Forster: C’est tout le contraire. Avec la maturation du contrôle interne de l’Etat, la Cour peut désormais se concentrer sur des solutions pragmatiques et innovantes qui sont toujours discutées avec l’audité avant publication.
Vos recommandations ne créent-elles pas un surplus de bureaucratie, donc de coûts?
Isabelle Terrier: Pas du tout, notre objectif est avant tout d’identifier des pistes d’économies et nous privilégions les solutions à coût constant, sans besoin d’engagements supplémentaires. Mais pourquoi le parlement, à l’heure du budget, ne fait-il pas de réallocation de postes en fonction de nos recommandations?
Donc vous faites tout juste!
Sophie Forster: Nous entendons les critiques. Notre volonté est de faire de moins en moins de missions de pure légalité, et davantage d’évaluations et d’audits de performance. A l’interne, nous voulons privilégier la pluridisciplinarité, utiliser les regards des sciences sociales ou de l’anthropologie. Améliorer l’efficacité et la qualité des prestations publiques demeure au cœur de nos préoccupations.
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