Darius Rochebin, le départ du fils prodige
Médias
L’heure de l’envol est venue pour Darius Rochebin, qui quitte le nid romand, appelé par le chant des sirènes médiatiques parisiennes. La RTS se défend d’un échec de stratégie de sa part

Il s’en va, Darius Rochebin. Le présentateur phare du 19h30 a décidé de rejoindre dès la rentrée prochaine LCI, filiale importante du groupe TF1, après vingt-cinq ans de carrière à la télévision suisse romande.
«Nous n’avions pas de contre-offensive possible à lui proposer pour le retenir», déplore Bernard Rappaz, rédacteur en chef de l’actualité TV à la RTS. «Il nous l’a dit: j’ai tout ce que je souhaite. Et Darius adore le microcosme politico-culturel parisien», sourit-il. La RTS est seule sur le marché romand, avance encore Bernard Rappaz, l’unique moyen de progresser au-delà est de mettre le cap sur la télévision française.
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Depuis, c’est une tragédie un peu clochemerlesque. Clochemerlesque parce qu’il s’agit de la RTS, télévision forcément un peu locale, au regard de la francophonie. On y cultive donc un genre d’esprit de petite famille, et surtout une fidélité aux airs de rente de situation. J’y suis, j’y reste. Malgré les éventuelles brouilles, les petits chefs qui changent, on ne s’en va pas, ou si rarement, et généralement pour être moins en vue que sur notre télévision: vu de la tour du quai Ernest-Ansermet, ceux qui ont le toupet de franchir la porte dans le sens de la sortie ont des airs de bannis ou d’exilés.
La consécration parisienne
Mais pas lui, pas cette fois, car cela a des airs d’exception pour la RTS, quelqu’un prend son envol vers plus grand: Rochebin s’en ira au milieu de l’été pour la France, Paris, le ventre de la Bête. Il n’y va pas comme en préretraite, mais parce qu’on lui reconnaît un art consommé de l’interview.
La tragédie, elle est donc à Genève, dans ces corridors étouffants de juillet, où personne n’avait rien vu venir. Pourtant, tout le monde savait que la manière cavalière dont la RTS avait retiré à Rochebin la présentation des journaux de la semaine avait été ressentie avec amertume. Préposé aux week-ends, pfff… Cela signifie en ce monde la relégation en division inférieure, une sorte de ligue B de la présentation. Tous, dans les étages, partaient du principe qu’il était bien obligé d’obéir, d’accepter et de s’y faire. On l’avait assez vu, Darius, pas vrai? Encore un peu de patience, il serait commis aux voix off, et on mettrait le dernier petit jeune à la mode à sa place.
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Esprit de compète
Le basculement de la tragédie, c’est qu’il a réagi aussitôt par la qualité et un engagement décuplé durant toute cette année, comme un compétiteur, multipliant les invités de prestige, faisant jouer son réseau unique et exceptionnel, sidérant par sa capacité à obtenir des interviews inédites, et densifiant encore sans cesse son édition alors qu’il a le dixième des moyens dévolus à la semaine. Cela s’est vu, les audiences ont suivi. Et quand elles ont commencé à grimper, la RTS s’est retrouvée à dire que cela prouvait seulement que la décision de mettre Rochebin du vendredi au dimanche était excellente.
Mais ce qui était excellent, c’était seulement lui, Darius. Cela s’est vu (bis), et jusqu’en France, ce coup-là. «On m’a plusieurs fois demandé qui était mon présentateur préféré: j’ai toujours cité son nom. Darius sort clairement du lot. On ne s’est pourtant jamais rencontrés: je dis donc cela de manière totalement désintéressée», répondait le présentateur de JT français David Pujadas au journaliste Benjamin Pillard pour les journaux de Tamedia en avril 2019. Alors il s’en va, là où on a le plus envie de son talent, et ce n’est plus ici.
«Estampillé RTS» à vie
«Evidemment, j’ai des regrets», reprend Bernard Rappaz. «Darius Rochebin, pour la RTS, c’est un cœur, c’est un cerveau, c’est un carnet d’adresses, une force de travail hors du commun, une exception dans le paysage de l’information! Après vingt-cinq ans de carrière, une évolution est tout à fait compréhensible. Mais ce n’est pas un échec: l’année passée, lorsque nous lui proposions un rythme différent, la possibilité de développer de nouvelles cases interview le week-end, nous ne l’avons pas frustré, au contraire.»
«Pour les téléspectateurs, il restera estampillé RTS», veut croire André Crettenand, ancien directeur de l’information de la chaîne francophone TV5 Monde. «Son image pourrait se révéler plus forte que LCI.» Malgré son statut de deuxième chaîne d’info en continu, après BFM, son audience n’est pas si forte. «J’ai lu beaucoup de réactions de fierté de la part des Romands à voir l’un des leurs monter à Paris, la Ville Lumière fait toujours rêver. Et ils continueront à le suivre sur les réseaux», assure-t-il.
Quant à Gilles Marchand, le directeur général de la SSR, il voit dans le départ de Darius Rochebin pour LCI «une reconnaissance de la qualité et du professionnalisme de l’audiovisuel public romand, ici appelé à la rescousse par nos voisins français».
Darius Rochebin: «LCI m’a demandé d’apposer ma patte»
«Ce qui est étonnant, ce n’est pas de partir après vingt-cinq ans, c’est d’avoir pu mener vingt-cinq ans de carrière dans cette maison qui fut la mienne. Ce n’aurait pas été possible dans une autre rédaction TV, je suis redevable pour cela à la RTS. Didier Pittet m’a parlé de la stratégie du hérisson, vous la connaissez? Le hérisson se concentre sur ce qu’il sait faire. C’est ce qui m’attire chez LCI: je vais me centrer uniquement sur l’interview, car c’est au final ce que je maîtrise le mieux. LCI ne représente pas l’hystérie des chaînes d’info en continu dont on peut faire les caricatures. Pas de course à l’audience ou à l’empoigne mais une maison sérieuse de journalistes chevronnés. On m’y a demandé d’apposer ma patte. D’amener de l’histoire et du supplément d’info. Ma patte? Elle représente un certain esprit suisse, un goût pour la modération, une volonté de n’instruire ni à charge ni à décharge et d’apporter une certaine profondeur au personnage dans les limites de l’info du jour.»