«Si je dois aller en foyer, je fuguerai»
Genève
A 16 ans, une Genevoise est menacée de placement, alors qu’elle veut continuer à vivre chez son père. Au motif que celui-ci aurait aliéné la mère aux yeux de ses enfants. Témoignage

Autour de chaque séparation hautement conflictuelle s’impose le silence d’enfants otages. Ceux que les parents s’arrachent, ceux dont on n’entend jamais les mots, leur parole couverte par celle des juges, des avocats, des curateurs, des experts psychiatres, des intervenants du Service de la protection des mineurs (SPMI). Aussi le témoignage de Flavia (prénom d’emprunt), Genevoise de 16 ans, est-il précieux: «Si je veux vous parler, c’est dans l’espoir que les autorités réfléchissent et qu’elles écoutent les enfants, car ce sont eux qui sont le plus impactés par leurs décisions.» Sans avoir la prétention d’évaluer les responsabilités dans un conflit aussi complexe, Le Temps a choisi d’écouter le ressenti de cette jeune protagoniste.
Nos autres articles sur ce thème:
- Dans les séparations, une coparentalité en tension
- En Valais, un «consensus parental» pour préserver l’enfant lors d'une séparation ou d'un divorce
A l’entendre, on se dit que sa maturité est sans doute le symptôme le plus apparent d’un conflit parental qui, bien malgré elle, l’aura construite. Que le contrôle émotionnel qu’elle exerce sur elle-même est un rempart contre la menace qui guette: le placement en foyer. Que s’est-il donc passé pour en arriver à cette option, dont la conseillère d’Etat, Anne Emery-Torracinta, reconnaît elle-même qu’il s’agit d’une ultima ratio?
Lire aussi: Garde d’enfants: la douloureuse réforme genevoise
Des expertises psychiatriques contestées
En 2016, alors que Flavia est en visite chez son père, elle refuse de retourner chez sa mère. Elle évoque une situation dégradée entre elles, de la violence verbale, des insultes, des enfermements répétés dans sa chambre, de la peur. Le père conduit alors sa fille au SPMI pour tenter, dit-il, d’apaiser les choses. «Ils n’ont pas voulu écouter mon opinion, mais me persuader de la leur, explique Flavia. Ils ne parlaient que de la souffrance de ma mère à ne plus me voir, jamais de la mienne. Ils me disaient que j’avais besoin d’elle. Moi, je pense que le père peut aussi jouer ce rôle si un enfant est malheureux avec sa mère.» En 2017, le père de Flavia obtient la garde de sa fille, confirmée par le Tribunal fédéral en 2018, ainsi que celle de son fils.
Mais entre-temps, un grain de sable va tout faire dérailler: le résultat de l’expertise psychiatrique familiale, réclamée par la maman et réalisée par le Centre universitaire romand de médecine légale (CURML), dont la doctoresse responsable est contestée depuis plusieurs mois à Genève. Des collectifs de parents, mais aussi des avocats et des psys dénoncent en effet des diagnostics disqualifiant systématiquement un parent. L’expertise en question conclut à un «trouble de la personnalité de type paranoïaque» du père et recommande d’en éloigner Flavia et son frère, au motif que celui-ci aurait aliéné la mère aux yeux des enfants.
Voici en quels termes l’experte psychiatre du CURML exprime ce point de vue (extrait d’un procès-verbal d’audience): «La priorité première est la décontamination des enfants pour leur permettre de penser, de se déterminer, de faire parler leur émotion. Pour ce faire, il est nécessaire de supprimer tout lien entre le père et ses enfants, pas de téléphone, de messages, FaceTime, WhatsApp.»
Lire également: L’Etat de Genève empoigne le problème de la protection des mineurs
Un risque de fugue reconnu
Si ce constat d’aliénation n’apparaît pas impossible, on s’interroge sur le remède préconisé: est-ce dans l’intérêt de la jeune fille, qui se déclare heureuse chez son père, qui affiche par ailleurs de brillants résultats scolaires et est très intégrée dans son école, de devoir abandonner cette stabilité pour rejoindre un foyer peuplé de jeunes en rupture ou en difficulté? «Pour moi, ce n’est pas une option, assure-t-elle. Si je devais y aller, je fuguerai.» Un risque que pointe d’ailleurs aussi le rapport d’expertise.
Et c’est avec amertume que Flavia se souvient du climat qui régnait lors de l’examen psychiatrique: «Les deux expertes avaient un parti pris pour ma mère et ne voulaient pas m’écouter. L’une m’a dit que si je continuais comme ça, j’irais en foyer. J’étais intimidée par ces deux femmes adultes qui me disaient que j’avais tout faux. Alors que je m’étais déjà sentie physiquement otage de ma mère, je suis devenue ce jour-là otage des expertes.» Il faut dire que lorsque les experts estiment que l’enfant a subi une aliénation parentale, ses propos et dénégations ne font que renforcer leur opinion.
Sur le même thème: Garde d’enfant à Genève: des avocats accusent
C’était précisément tout ce qu’on ne voulait pas
Le 8 octobre dernier, le jugement du Tribunal de première instance est rendu: Flavia doit être placée en foyer, et son petit frère retourner chez leur mère. Lorsque son avocate l’appelle pour le lui signifier, c’est le choc: «J’ai eu très peur, comme si les prochaines secondes allaient faire basculer ma vie.» La jeune fille comprend d’autant moins cette décision «que mon frère et moi avions dit à la juge, lors de l’entretien avec elle, que c’était précisément tout ce qu’on ne voulait pas». L’effet suspensif est immédiatement demandé par son avocate et obtenu, dans un premier temps pour Flavia, peu après pour son frère. Mais rien n’est acquis, puisqu’il revient désormais à la Cour de justice de confirmer ou d’infirmer ce jugement. La menace n’est donc que temporairement éloignée. «En plus, le foyer me couperait de mon frère, ce que je ne peux pas envisager», ajoute Flavia.
Avec une sagesse singulière à son âge, elle tente de repousser cette perspective: «Je n’y pense pas constamment, parce qu’à la fin, je ne suis qu’une enfant. Je me concentre sur l’école. Et surtout, je ne veux pas que cette décision judiciaire définisse qui je suis. Je veux être moi-même et poursuivre ma vie.» Difficile d’admettre qu’il faille à cette jeune vie, déjà heurtée, la case foyer pour renouer avec une maman.