Pays sans rois ni révolutions, la Suisse compte encore de grandes familles qui jouent, parfois depuis des siècles, un rôle central dans la société
Vieille noblesse, oligarchie bourgeoise, dynasties politiques ou industrielles: «Le Temps» raconte l’histoire de six lignées qui ont activement participé à la gloire des cantons romands.

Si le ciel est dégagé, regardez bien la lune la prochaine fois qu’elle sera pleine. En bas, à gauche, à sept heures, vous devinerez peut-être un petit cratère discret, juste à côté de l’immanquable Tycho. Son nom: Pictet. Nommé d’après Marc-Auguste, physicien passionné d’astronomie, directeur de l’observatoire de Genève au tournant du XIXe siècle et figure d’un panthéon familial tentaculaire.

Pictet. Six lettres dont on aura l’élégance d’escamoter la troisième à l’oral, même si la tradition se perd. Un nom gravé sur la lune comme dans la molasse séculaire de la République. Le nom d’une institution bien sûr, devenue géant mondial de la gestion d’actifs, mais surtout celui de «la deuxième plus vieille famille genevoise, après les Lullin». Parole d’Ivan Pictet, ancien homme fort du groupe et de la place financière.

Dans un salon cossu

Sur le feutre d’un salon cossu du siège de la banque, route des Acacias, où la coutume veut que les anciens associés conservent bureau et secrétariat, Ivan Pictet sait ce qu’implique son patronyme: «Un certain sens du devoir. Celui de se soucier de la Cité, de ce qui s’y passe et de sa pérennité. A Genève, on a l’impression qu’on est un peu chez nous. L’idée d’aller habiter ailleurs ne me viendrait pas.» A quelques mètres de là, dans son très grand bureau, son cousin Nicolas, actuel associé senior, le formule à peine différemment: «Etre un Pictet, c’est quelques obligations et une énorme chance. La chance de bénéficier de quantité de choses que d’autres ont faites avant vous.»

Pictet est une marque. Un signe distinctif, imposé à tous les membres de la dynastie. A l’inconscient fasciné des Genevois, aussi. Un destin, éventuellement, que l’on suit ou auquel on échappe. Comme Olivier: «On naît, on grandit, et puis un jour on vous dit que vous allez devenir banquier», plaisante le jeune quadragénaire, qui est précisément devenu tout autre chose: directeur artistique de Freestudios. Il lui aura fallu des études à Barcelone pour se faire un prénom et trouver sa voie dans l’audiovisuel. Mais de retour à Genève, il revendique l’ascendance: «Le civisme, la discrétion, la pérennité, la responsabilité, ce sont des valeurs familiales auxquelles j’adhère.» Et de rappeler la devise du clan: «Bien faire et laisser dire».

La branche d’Edouard Pictet-Prévost

Ivan, Olivier et Nicolas Pictet sont issus de la branche cadette de l’arbre généalogique. Celle d’Edouard Pictet-Prévost, qui a la bonne idée de s’associer en 1841 à la maison De Candolle, Turrettini & Cie, lui offrant par là sa nouvelle raison sociale. Celle d’Ernest Pictet aussi, cousin du dernier et artisan, avec lui, de la modernisation de ce qui n’est encore qu’une petite institution: une douzaine d’employés en 1885, contre 4000 aujourd’hui. La branche de la banque donc, qui a fourni les quatorze associés Pictet d’un collège qui n’a compté, à ce jour, que 41 membres en 211 ans d’histoire. «Sur les 110 personnes qui figurent sur la photo de famille de 2010, la plupart sont de la branche cadette», s’excuse Ivan Pictet du bout des lèvres.

La branche aînée, elle, n’aura qu’entraperçu la naissance de la banque: elle s’est éteinte en 1876. A la postérité, elle offre François Pierre Pictet, dit le Géant. Correspondant de Voltaire, avocat et comédien à ses heures, le Géant se fixe à Saint-Pétersbourg, à la cour de Catherine II. C’est là qu’il persuade l’écrivain d’entamer sa correspondance avec l’impératrice, avant de fuir le pays pour une affaire de contrebande.

La voie de «l’orthodoxie éclairée»

La branche aînée est surtout celle de Bénédict Pictet, pasteur et théologien de renom. Membre de l’Académie de Berlin et de la Royal Society for the Propagation of Gospel, de Londres, il pousse l’Eglise de Genève dans «l’orthodoxie éclairée» et œuvre à la défense des protestants français persécutés après la révocation de l’Edit de Nantes. Comme pour souligner le poids du protestantisme dans l’ADN d’une famille pourvoyeuse de pasteurs depuis la Réforme. Avec les mœurs que cela suppose: «une certaine retenue», confesse Ivan, «une certaine indépendance», sourit Olivier.

Reste la troisième branche, au centre de l’arbre, la branche puînée. «Elle s’éteint doucement», constate Ivan Pictet. Et c’est bien dommage: la famille lui doit plus d’un de ses glorieux ancêtres. A commencer par Marc-Auguste, honoré sur la lune, et surtout son frère, Charles Pictet de Rochemont. Officier retiré sur sa terre de Lancy, il y élève des moutons mérinos qu’il enverra jusqu’aux bergeries d’Odessa, avec la bénédiction du tsar. Devenu conseiller d’Etat en 1814 à la restauration de la République – après quinze ans de parenthèse française –, Pictet de Rochemont représente Genève et la Suisse aux congrès des vainqueurs de Napoléon: Paris, Vienne et Turin. La Suisse lui doit la reconnaissance écrite de sa neutralité, de son inviolabilité et de son «indépendance de toute influence étrangère».

Jacques Pictet-Thellusson, celui qui sera comte

C’est leur oncle direct, Jacques Pictet-Thellusson, qui offre à la famille ses lettres de noblesse, au sens strict. Dans la grande tradition du service étranger, ce lieutenant-général du royaume de Piémont-Sardaigne devient, à sa retraite, le représentant diplomatique à Genève du roi Charles-Emmanuel III, qui le fait comte en 1756. Héritier du domaine du Reposoir, à Pregny-Chambésy, il le transforme en campagne patricienne en y faisant bâtir une maison de maître. Laquelle est toujours dans la famille.

Si la séparation des trois branches remonte au XVIIe siècle, et malgré une rivalité sympathique entre l’aristocratie de la branche puînée et la fortune de sa cadette, les Pictet «ont une définition assez large de la famille», résume Nicolas. Celui-ci était d’ailleurs avocat à Londres, dans le droit de la mer, quand Ivan Pictet l’appelle, au début des années 1980. Leur premier aïeul commun est né en 1645, mais Ivan l’invite à déjeuner. «Il me parle de rejoindre la banque en me disant qu’on m’observe depuis un certain temps», se souvient celui qui ne regrette pas d’avoir raté, ce jour-là, son sandwich au concombre quotidien. «Il apparaissait comme le plus apte», confirme l’observant d’alors.

Les Pictet, dix-sept générations à Genève

Banquiers, magistrats, militaires, scientifiques, pasteurs, professeurs: dix-sept générations de Pictet font Genève depuis que l’ancêtre Pierre, descendant d’une lignée de paysans, acquiert la bourgeoisie de la ville, le 14 octobre 1474. Un siècle plus tard, la famille entre dans l’arène politique, où elle restera longtemps: «Dans le sillage d’Ami Pictet, élu syndic en 1575, seize membres du Petit Conseil ou conseillers d’Etat, dont douze syndics, se succèdent, souvent de père en fils, jusqu’en 1841, note Laurent Christeller, responsable de la Fondation des archives de la famille Pictet. Aucune autre famille genevoise n’en compte autant.»

Tous autant qu’ils sont, les descendants d’Ami ont aujourd’hui à peu près déserté la chose publique. Guillaume Pictet, élu au Conseil d’Etat genevois en 1924, puis son neveu Albert, conseiller aux Etats de 1942 à 1947 – dans les rangs du Parti libéral évidemment –, sont les derniers Pictet à s’illustrer sur les bancs parlementaires ou exécutifs de la démocratie helvétique. Pourquoi? «Je ne sais pas, hésite Ivan Pictet. J’aurais pu être tenté dans les années 1990. Mais je crois que j’ai trop de deuxième degré pour faire de la politique… Et probablement que le métier de la banque est devenu un peu incompatible avec ces fonctions.»

Les Rockefeller de la République? «Non, des paysans»

C’est autrement que les Pictet manifestent désormais leur «souci de la Cité». Président de la Fondation pour Genève, «qui se veut la représentation de la société civile dans la Genève internationale», Ivan Pictet anime également la Fondation Pictet pour le développement, qui finance les six chaires du Centre finance et développement du Graduate Institute, à Genève. Et l’Université de Genève n’est pas en reste, elle qui doit à Charles Pictet, le père d’Olivier, deux de ses chaires de théologie. Lauréat du Prix Europa Nostra, Charles Pictet est également derrière la reconstruction des célèbres moulins de l’île grecque de Patmos. L’île où Jean rédigea l’Apocalypse.

Dépositaires d’un nom chargé d’histoire, devenu symbole de puissance financière bien au-delà des frontières du canton, les Pictet seraient-ils les Rockefeller de la République? «Non, conclut Olivier. Nous sommes une famille de paysans qui ont fait des affaires qui marchent bien, mais qui restent des paysans. Les pieds sur terre.»

 


Quatre repères au fil des siècles

Pierre Pictet (1426-1481). Issu d’une famille de paysans tenanciers depuis 1344 de cinq hectares de terres à Neydens, au pied du Salève, Pierre Pictet acquiert le droit de bourgeoisie à Genève, en 1474. La famille doit son ascension sociale à son arrière-arrière-petit-fils, Ami, notaire de son état, élu syndic de la République en 1575.

Charles Pictet de Rochemont (1755-1824). Diplomate, homme d’Etat et… éleveur de moutons mérinos, le plus célèbre des représentants de la famille est l’envoyé de Genève et de la Suisse au Congrès de Vienne. Il rédige l’acte du 20 novembre 1815 par lequel les puissances européennes reconnaissent la neutralité de la Suisse.

Raoul Pictet (1846-1929). Physicien, il parvient à liquéfier l’oxygène en 1877, ce qui lui vaut d’être le seul Pictet du Larousse. En 1875, il conçoit la première machine frigorifique à gaz carbonique. Héritage de ce pionnier de la réfrigération, l’entreprise Pictet Froid existe encore. Son slogan historique: «Froid Pictet, le froid parfait».

Jean Pictet (1914-2002). Professeur de droit international humanitaire à l’Université de Genève, Jean Pictet est l’un des principaux architectes des quatre Conventions de Genève de 1949, dont il signe le commentaire. Entré en 1937 au CICR, il consacre sa vie à l’institution, dont il fut directeur général puis vice-président.


 

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