«Je calcule tout, les courses, les vêtements, les fournitures scolaires, sinon je ne m’en sors pas. Tout coûte si cher.» Divorcée, mère de deux enfants de 11 et 20 ans, Carolina* vit à Onex avec moins de 300 francs par mois. Ce qui lui reste après avoir payé son loyer et ses factures avec son petit salaire de femme de ménage. Toujours «limite», gagnant trop pour toucher l’aide sociale mais pas assez pour économiser le moindre franc, la Genevoise de 35 ans incarne une nouvelle précarité, celle de toute une frange de la population qui vivote entre subsides, débrouillardise et sacrifices mais qui, au moindre imprévu, peut sombrer.

C’est le cauchemar que vit actuellement Carolina, d’origine latino-américaine et naturalisée depuis cinq ans. Employée dans une entreprise de nettoyage, elle gagnait jusqu’ici entre 1400 et 1600 francs par mois, complétés par 940 francs de prestations complémentaires famille et 300 francs de subsides d’assurance maladie. Son ex-mari lui verse également une pension de 1000 francs. «Je me suis toujours battue pour obtenir le maximum d’heures, en allant faire des extras chez des personnes âgées ou dans des bureaux le week-end», raconte la jeune femme menue, assise dans son salon impeccablement tenu où brûle une bougie parfumée. Mais depuis le début de la pandémie, tout s’est arrêté. Cet emploi précaire, éreintant, aux horaires changeant du jour au lendemain, Carolina l’a perdu.

Revenus en chute libre

Asthmatique, la jeune femme est considérée comme personne à risque face au Covid-19. Au début du semi-confinement, elle s’inquiète des mesures de sécurité inexistantes sur son lieu de travail et ne trouve pas de solutions de garde pour son fils, qui vit chez elle une semaine sur deux. Son patron l’avertit qu’en cas d’absence, elle ne sera pas payée. Victime de crises d’angoisse, Carolina est finalement mise en arrêt maladie par son médecin qui décèle une détresse respiratoire. Après l’avoir inscrite au chômage partiel, son employeur finit par la licencier pour la fin juin. Son salaire en prend un coup. «Au mois de mars, je n’ai gagné que 1100 francs, 920 en avril. J’ai peur de recevoir le décompte de mai, je ne comprends rien à ces calculs; ce n’est pas de ma faute si j’ai été malade», déplore Carolina, qui bénéficie du soutien d’un assistant social chez Caritas.

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Ce matin-là, Carolina ne sait pas si elle retournera au travail. L’urgence, pour elle, est ailleurs. Sur ses genoux, une pile de bulletins de versement soigneusement complétés. «Ma priorité a toujours été de payer les factures à temps, quitte à me priver de tout, confie la jeune mère de famille, le souffle court. Je n’ai jamais eu de poursuites.» Pourtant, aujourd’hui, l’équation cloche: «Comment payer mon loyer de 1900 francs alors que mon compte n’en contient que 1550?» s’interroge-t-elle, tout en montrant son solde bancaire sur son téléphone portable. Comme tous les mois, Carolina empruntera de l’argent à sa mère et à son compagnon. «Je n’ai pas un franc de côté, aucun filet à part ma famille, confie-t-elle. Sans eux, je ne tiendrais pas.» Bien consciente que son quatre-pièces dans lequel elle partage une chambre avec son fils lui grève son budget, elle multiplie les recherches de logements subventionnés. En vain.

Vigilance de tous les instants

Pas de restaurants à part un fast-food ou une pizza de temps en temps, pas de vacances, peu de loisirs hormis des grillades au parc et les cours de foot de son fils le samedi: le quotidien de Carolina et de sa famille tient de la survie, une vigilance de tous les instants pour tenir bon jusqu’à la prochaine paye, particulièrement en fin d’année où les dépenses extraordinaires s’accumulent. Sur la table du déjeuner: pâtes au thon, légumes et biscuits bon marché. «Mon fils sait qu’il ne peut pas faire de caprices; lorsqu’il a vraiment besoin d’une nouvelle paire de baskets, parce qu’il ne rentre plus dans les anciennes, il choisit toujours les moins chères», sourit Carolina avec un brin de fierté. Sur le point de terminer son apprentissage, sa fille a plus de mal à se résigner: «Elle rêve de marques de luxe, de voyages à Miami. Je lui souhaite de pouvoir se les offrir un jour.»

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D’ordinaire, Carolina va faire ses courses en France voisine où elle traque méthodiquement les articles en promotion. Une source d’économies aujourd’hui condamnée à cause de la pandémie. Samedi dernier, la jeune femme s’est donc rendue à la distribution de colis alimentaires organisée aux Vernets. «Je suis arrivée vers 10h, raconte-t-elle. Devant la longueur de la file d’attente, j’ai fini par renoncer, même si j’avais besoin de ces produits de base. Mon médecin m’a déconseillé de fréquenter des lieux bondés.» A défaut de colis, elle se rabat sur les épiceries Caritas, qui pratiquent des prix défiant toute concurrence.

«Il m’arrive de craquer»

La résilience, Carolina connaît. Elle revient de loin. Après son divorce, elle a passé un an à l’Hospice général. «Mon ex-mari ne voulait pas que je travaille. Lorsqu’on s’est séparés, je me suis retrouvée seule sans formation ni revenus, j’ai dû tout reprendre à zéro.» Lorsqu’elle sort la tête hors de l’eau et émerge de son équilibre précaire, Carolina est parfois prise de vertiges. «Vivre au jour le jour sans pouvoir faire de projets, devoir sans cesse demander de l’aide, c’est un stress permanent, confie-t-elle. J’enrage de ne pas réussir à m’en sortir seule. Lorsque les enfants ne sont pas là, il m’arrive de craquer.» Elle se console en se disant que ses efforts leur permettront d’accéder à une vie meilleure. «Je dis à mon fils de bien étudier à l’école pour pouvoir choisir un métier qui lui plaît.»

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Si son licenciement a brutalement fait chuter ses revenus, si elle craint de perdre son appartement, Carolina se sent paradoxalement habitée par une force décuplée. «A quoi bon mendier des heures mal payées? se demande-t-elle. Je suis déterminée à trouver un emploi qui me permette de vivre dignement et, pourquoi pas, faire une formation dans le domaine de l’esthétique.» En attendant la fin du labyrinthe administratif qui lui permettra d’accéder au chômage, Carolina retentera sa chance aux Vernets la semaine prochaine, cette fois-ci à l’aube. Sans honte. Parce qu’elle n’a pas le choix.

*Prénom d’emprunt