EXCLUSIF – Des enfants autistes maltraités dans l’impunité au foyer de Mancy
Enquête
AbonnéEnfants privés de nourriture, enfermés, projetés au sol, laissés dans leurs excréments ou encore traînés d’une pièce à l’autre par leurs vêtements: une enquête conjointe du «Temps» et de «Heidi.news» prouve l’existence de maltraitances répétées de la part d’une partie du personnel de cet établissement spécialisé genevois

A Genève, le scandale du foyer spécialisé de Mancy prend une nouvelle tournure. Des documents que Le Temps et Heidi.news ont pu consulter prouvent en effet l’existence de maltraitances répétées envers les enfants de la part d’une partie du personnel, hommes et femmes confondus: privation de nourriture, enfermements, enfants projetés au sol, laissés dans leurs excréments ou encore traînés d’une pièce à l’autre par leurs vêtements. Des faits documentés et dénoncés par plusieurs collaborateurs dès mai 2019, soit moins d’un an après l’ouverture de cet établissement géré par l’Office médico-pédagogique (OMP), qui dépend du Département de l’instruction publique (DIP) et accueille des jeunes autistes sévères ou atteints de lourdes déficiences intellectuelles. Selon nos informations, corroborées par les témoignages d’une dizaine de personnes, certains de ces comportements maltraitants auraient perduré au moins jusqu’au printemps 2021.
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Fin septembre dernier, Le Temps avait dévoilé les graves dysfonctionnements de ce foyer, évoquant des jeunes livrés à eux-mêmes, des locaux inadaptés, un personnel à bout de souffle et un manque de soutien de la hiérarchie. La réalité est autrement plus grave. Face à des jeunes atteints de pathologies lourdes, difficiles à gérer et qui peuvent se montrer agressifs, certains collaborateurs, éducateurs et infirmiers, vraisemblablement dépassés, ont répondu par la violence. Des mauvais traitements qui vont au-delà des deux cas médiatisés jusqu’ici, celui d’Elias, au nom duquel sa mère, Natacha Koutchoumov, a annoncé vouloir porter plainte, et celui d’Anthony, pour qui Bertha Albuquerque a dû livrer une longue bataille judiciaire afin d’en récupérer la tutelle. En tout, au moins sept enfants auraient été concernés, sur une petite dizaine ayant séjourné à Mancy en trois ans.
Premières alertes en mai 2019
Ces dérives étaient connues de la hiérarchie de l’OMP et du DIP depuis au moins août 2020. A l’interne, les premiers signalements sont arrivés très vite. Début 2019, deux éducatrices interpellent la direction du foyer mais se font rabrouer par leurs collègues. En mai, un petit groupe de collaborateurs, choqués par certaines pratiques, sont officiellement reçus à l’OMP par le directeur du foyer. Leurs témoignages, consignés dans un PV, font état d’une «utilisation délibérée et répétée de la violence». Exemples: un enfant «traîné de sa chambre à la salle de bains par le col de sa veste parce qu’il refusait d’aller se laver», un autre «traîné de la salle à manger jusqu’à sa chambre parce qu’il avait jeté son assiette». D’autres encore sont laissés sans manger, parfois durant deux jours, enfermés à clé dans leur chambre pendant plusieurs heures ou encore livrés à eux-mêmes lors de crises parce qu’il n’est pas question de céder à un enfant «tyrannique». Lorsqu’un jeune urine dans sa chambre, un éducateur estime qu’«il le fait exprès pour provoquer». Une violence qui semble prendre le pas sur la mise en place de solutions éducatives alternatives. A tel point que certains enfants ont peur de se retrouver seuls avec certains éducateurs.
Au-delà de ces violences, les lanceurs d’alerte décrivent une ambiance de travail délétère, des luttes de pouvoir orchestrées par une petite équipe de collaborateurs désinvestis, réfractaires à toute remise en question, qui «ont couvert mutuellement leurs violences». Ils pointent aussi une absence totale de cadre, de suivi pédagogique ou encore de projet écrit pour chaque enfant. Des carences éducatives qui transforment le travail quotidien en une interminable gestion de crise. Bref, un «climat d’abandon» où la violence semble s’être normalisée, certains éducateurs adoptant peu à peu les pratiques de ceux qui dysfonctionnent pour rentrer dans le rang ou ne pas se faire mal voir. D’autres se déchargent sur les remplaçants pour la prise en charge des cas les plus difficiles. Pire, certaines sanctions contre les enfants sont «validées par les décisions prises en colloque en présence de l’ancien directeur», rapportent des témoins. «Tout le monde a vu ce qui se passait», évoque l’un d’eux, déplorant que les alertes n’aient donné lieu à aucun changement.
En poste durant deux ans, de 2018 à sa démission en 2020, l’ancien directeur est l’une des personnes clés pour comprendre ce qui s’est joué entre les murs du foyer. Contacté, son avocat Robert Assaël déclare que son client, «très attaché et dévoué aux enfants du foyer ainsi qu’au soutien des collaborateurs, a toujours travaillé avec compétence, dans le cadre de son cahier des charges et dans le respect des lois et règlements. Il a fonctionné en toute transparence, faisant remonter à sa hiérarchie tout événement qui le nécessitait.»
Des «actes graves»
Des signalements de parents parviennent à la directrice de l’OMP, Sandra Capeder, qui, inquiète, dépêche sur place une experte chargée de faire une observation du foyer au printemps 2020. Des formations sont alors dispensées aux collaborateurs par des professionnels de l’autisme pour les aider à mieux gérer les comportements parfois déconcertants des jeunes qui peuvent se montrer violents lorsqu’ils sont en crise. Une réorganisation s’amorce avec l’arrivée d’une nouvelle directrice, entrée en fonction en novembre 2020.
Le climat au sein du foyer est alors plus tendu que jamais. Sandra Capeder a connaissance depuis l’été de la dénonciation de maltraitances faites en 2019 auprès de l’ancien directeur. Peu avant la fin de l’année, d’autres «faits graves» lui sont rapportés. Lors d’une réunion avec l’équipe du foyer en janvier 2021, dont Le Temps et Heidi.news ont pu consulter la retranscription, elle rappelle que des gestes punitifs violents envers les enfants sont des «actes graves», totalement «proscrits» et qui peuvent faire l’objet de «sanctions graves».
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Alors qu’elle dit «espérer que ces comportements n’ont plus cours», le dialogue de sourds qui règne à Mancy est frappant. Sur le terrain, deux cultures s’affrontent. D’un côté, un groupe de collaborateurs ayant instauré un rapport de force avec les enfants, sans cesse dans la complainte, qui parlent de «détresse» et «d’impuissance», demandent des caméras de surveillance ainsi qu’une salle de contention. De l’autre, la directrice, présente depuis deux mois à peine, soutenue par une partie de l’équipe, qui tente d’améliorer l’encadrement des enfants en établissant des programmes quotidiens. Malgré ses efforts, trois ans après son ouverture, le foyer ne dispose toujours pas de «projet institutionnel écrit», autrement dit de mission clairement définie.
«Aujourd’hui, la prise en charge des jeunes est très insuffisamment structurée à différents niveaux. Moins elle va l’être, plus les enfants vont générer de stress, plus ils vont avoir des comportements débordants», déplore Sandra Capeder lors de cette même réunion. Mise en arrêt depuis le 6 décembre dernier, et encore tenue par le secret de fonction, elle n’a pas souhaité s’exprimer dans le cadre de cet article. Contactés, ses avocats, Stéphanie Fuld et Guglielmo Palumbo, insistent sur le fait que Sandra Capeder a toujours agi de façon proactive et diligente dans le cadre de ses fonctions de directrice de l’OMP, afin de protéger les enfants du foyer et d’empêcher toute maltraitance.
Des données sensibles effacées
Le climat est d’autant plus tendu que, quelques semaines auparavant, des données sensibles ont été effacées des ordinateurs du foyer, entre autres des notes d’observation des collaborateurs détaillant le déroulé des journées, et notamment les punitions infligées. Les ordinateurs sont alors saisis par la direction de l’OMP qui les envoie aux Pays-Bas pour tenter de récupérer les informations. Une opération partiellement réussie. Dans un des passages retrouvés et qu’ont pu consulter Heidi. news et Le Temps, on lit à propos d’un enfant: «Il vient s’installer pour le repas mais refuse de sortir sa main pour manger. Nous refusons de lui donner la béquée, il s’en va sans manger.» Un peu plus loin: «Au repas du soir, nous refusons à nouveau de le nourrir. Il sort sa main, mange deux-trois bouchées, puis rentre sa main. […] Nous maintenons la position fermement, «si tu veux manger, utilise ta main».»
Entre janvier et mars 2021, la directrice de l’OMP parvient à convaincre certains collaborateurs de témoigner pour faire la lumière sur les maltraitances et identifier leurs auteurs. Ces procès-verbaux confirment que certains comportements perdurent: enfants privés de nourriture, laissés dans leur urine, livrés à eux-mêmes de longs moments dans leur chambre ou qui se font hurler dessus. A partir de février, Sandra Capeder tente de muter certains éléments de l’équipe qui posent problème vers d’autres structures de l’OMP. Tout cela sera consigné dans une note de service envoyée fin mars 2021 à la secrétaire générale du DIP Paola Marchesini.
Un audit qui ne s’intéresse pas aux maltraitances
En parallèle aux démarches de Sandra Capeder, le DIP ordonne un audit externe au printemps 2021. En septembre, l’enquête aboutit au départ de la directrice et à une réorganisation du foyer. Cette dernière n’a pas voulu s’exprimer dans le cadre de cet article mais, selon son avocat, elle conteste ce qui lui a été reproché et la manière précipitée dont il a été mis fin à ses fonctions.
Parmi les mesures à prendre d’urgence, l’audit évoquait la nécessité de «reconnaître la souffrance des collaborateurs». Rien, par contre, sur les actes violents commis sur les jeunes pensionnaires. Pourquoi ce silence?
Interrogée à l’automne dernier, à la suite des révélations du Temps, la cheffe du DIP, Anne Emery-Torracinta, disait avoir réagi dès janvier 2020. Quelques semaines plus tard, dans L’Illustré, son porte-parole, Pierre-Antoine Preti, affirmait: «Il n’est pas question de maltraitance, mais de difficultés importantes de prise en charge d’enfants avec des troubles sévères.»
Des employés toujours en poste
Aujourd’hui, l’affaire agite le DIP, qui a effectué une dénonciation pénale sur la base «d’éléments semblant être constitutifs d’une violation du devoir d’assistance ou d’éducation». Mais aussi le Grand Conseil, qui demande l’ouverture d’une enquête administrative, alors que le DIP a lancé une analyse sur la situation des enfants et des familles, confiée à l’ancienne directrice générale de l’Office de l’enfance et de la jeunesse Francine Teylouni et à l’ancien chef de la Brigade des mineurs Pierre-Alain Dard.
Toutefois, un élément interpelle, au vu de la gravité des faits. Selon nos informations, il apparaît que parmi les personnes soupçonnées de maltraitances, seule une a été licenciée. Deux autres ont démissionné. Tous les autres continuent à travailler avec des enfants au sein du DIP, où l’un des démissionnaires, considéré comme le plus problématique, a depuis été réembauché.
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Chronologie
Juin 2018: Ouverture du foyer de Mancy.
Novembre 2018: Sandra Capeder prend la tête de l’OMP.
Mai 2019: Rapport remis au directeur de Mancy sur les maltraitances commises par certains membres du personnel.
Eté 2019: Première lettre de Natacha Koutchoumov à la direction générale du DIP.
Eté 2020: Démission du directeur de Mancy.
Août 2020: Sandra Capeder reçoit le rapport de mai 2019 sur les maltraitances.
Novembre 2020: Arrivée d’une nouvelle directrice à Mancy.
Fin 2020/janvier 2021: Lettre anonyme qui dénonce le management de la nouvelle directrice.
Décembre 2020: Des données compromettantes pour des éducateurs maltraitants sont effacées des ordinateurs du foyer.
Janvier-mars 2021: Audition de collaborateurs par Sandra Capeder.
Mars 2021: Envoi par Sandra Capeder d’un rapport sur les maltraitances et leurs auteurs à Paola Marchesini.
Septembre 2021: La directrice de Mancy licenciée avant la fin de son CDD.
Décembre 2021: Sandra Capeder mise en arrêt.