Face au décrochage scolaire, le pari genevois
Formation
Depuis cette rentrée, une première suisse, aucun mineur ne peut légalement demeurer sans formation à Genève. Pour honorer cette exigence, le canton mise sur les stages dans les centres de formation professionnelle afin de recréer du lien avec les élèves en rupture

Matinée studieuse au Centre de formation professionnelle nature et environnement de Lullier. Sous la serre, cinq jeunes se pressent autour de Bastien*, horticulteur et enseignant spécialisé. Au programme: nomenclature et reproduction des plants. Très attentive, Coralie*, tout juste 18 ans, se penche sur un marronnier en pot. «L’école, ça n’a jamais été pour moi, souffle-t-elle. Je ne me suis pas assez investie et j’ai cumulé les échecs. Ici, je retrouve un cadre, les professeurs prennent le temps, j’ai beaucoup de chance d’avoir été repêchée.»
Comme Coralie, quelque 550 mineurs sortent chaque année du système scolaire genevois avant d’avoir obtenu un diplôme. Ce qui contribue à valoir au canton le moins bon taux de certification au secondaire II de Suisse (83,1%). Pour la première fois, 120 élèves, jusqu’ici sans projet éducatif ou professionnel, participent au programme de stages par rotation mis en place cette rentrée par le Département de l’instruction publique de la formation et de la jeunesse (DIP).
Valoriser la voie professionnelle
Durant un an, les jeunes s’immergent par petits groupes dans les différents centres de formation professionnelle (CFP) du canton à la découverte des métiers de fleuriste, logisticien ou cuisinier, tout en bénéficiant d’un suivi d’orientation personnalisé. Après un tour d’horizon au premier semestre, ils doivent choisir un à trois CFP, ou métiers, pour y passer le reste de l’année. L’objectif? Permettre à ces élèves sans solution ou en rupture de trouver un apprentissage. L’occasion de valoriser la voie professionnelle qui reste sous-exploitée à Genève: moins de 5% des inscrits à la sortie du cycle d’orientation.
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C’est l’une des mesures instaurées pour répondre à l’exigence légale de la formation obligatoire jusqu’à 18 ans (FO18). Une disposition constitutionnelle inédite en Suisse et entrée en vigueur en août. D’autres structures sont prévues pour les quelque 460 élèves en difficulté pris en charge cette année: classes préprofessionnelles, programmes de retour en formation et autres modules de remobilisation destinés aux élèves encore scolarisés mais fragiles.
«Forcément, je me suis noyée»
Sous la serre, la nomenclature a laissé place à l’assemblage floral. Très lucide sur son parcours chaotique, Coralie évoque «l’enchaînement d’événements» qui l’a menée dans le mur. Fragile, dans sa «bulle», la jeune fille est suivie par un psychologue depuis l’âge de 12 ans. Au cycle d’orientation, elle squatte le fond de la classe, les «yeux rivés sur son smartphone», et multiplie les mauvaises fréquentations. Ses notes chutent et elle redouble sa dernière année sans que cet avertissement ne produise d’électrochoc. L’engrenage continue à l’Ecole de culture générale (ECG), où elle refait sa première année. En vain. «Je ne faisais rien, personne ne me poussait, raconte-t-elle. Forcément, je me suis noyée.»
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Poussée par une conseillère d’orientation, elle intègre la mesure FO18 en août dernier. Depuis, ses journées ne se déroulent plus en classe, sauf pour les cours collectifs du mercredi, mais sur le terrain. Un soulagement. «Aujourd’hui, j’ai changé d’état d’esprit, ma motivation est décuplée. Je sais que sans diplôme je n’aurai pas de travail.» La jeune fille ne dispose pas encore de projet concret pour autant. «Le secteur hôtellerie-restauration m’intéresse, tout comme le métier de fleuriste et celui d’assistante socio-éducative», énumère Coralie. L’an prochain? Elle se voit travailler dans un hôtel de luxe, un grand restaurant ou encore à l’aéroport de Cointrin.
«Véritables traumatismes»
A ses côtés, Clément*, 15 ans, se tient légèrement en retrait. Autre parcours, autre profil. Le jeune homme, diagnostiqué «haut potentiel» sur le tard, entretient lui aussi une relation houleuse avec l’école où il ne s’est «jamais senti à sa place». Elève dissipé qui ne travaillait pas, ce n’est pas tant les notes mais la difficulté à «rentrer dans le moule» qui a posé problème à ce passionné d’informatique. Après une fin de scolarité obligatoire en école privée, l’adolescent a manqué les inscriptions pour un apprentissage de media designer. Après avoir été placé par erreur en classe d’accueil, il découvre de nouveaux métiers au sein de FO18. «Ça me permet de garder un rythme, j’en tire le maximum, même si le côté scolaire me pèse un peu, confie Clément. J’ai découvert des domaines passionnants comme la métallurgie.»
Les élèves en échec sont souvent fragilisés, désorientés, explique Pascal Edwards, directeur du Centre de formation préprofessionnelle qui assure les cours de base le mercredi. Ils ont une faible estime d’eux-mêmes et ont perdu confiance en l’école
Pour les professionnels de l’enseignement que Le Temps a rencontrés, les stages par rotation répondent à une urgence, celle de restaurer un lien entre les jeunes et l’institution. «Les élèves en échec sont souvent fragilisés, désorientés, explique Pascal Edwards, directeur du Centre de formation préprofessionnelle qui assure les cours de base le mercredi. Ils ont une faible estime d’eux-mêmes et ont perdu confiance en l’école.» Il n’hésite pas à parler de «véritables traumatismes» dans certains cas.
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Troquer une salle de classe contre un environnement professionnel? Le basculement s’avère selon lui bénéfique. «Dans les CFP, les élèves sont plongés dans un environnement professionnel porteur de sens, ils doivent respecter des horaires et effectuer des tâches concrètes pour lesquelles ils se sentent valorisés. Ils côtoient des apprentis déjà engagés et des enseignants qui exercent avant tout avec une approche de terrain.» Le but: éviter les interruptions de parcours qui peuvent avoir des conséquences dévastatrices: isolement, voire dépression.
«Rabaissés dès le premier jour»
A l’autre bout du canton, la cafétéria du Collège Rousseau est en ébullition. Le service de midi approche et 200 couverts doivent être dressés. Fichu noir et tablier blanc, Alexandra*, 17 ans, s’active en cuisine aux côtés de sa camarade Chloé*, 16 ans. Toutes deux sont passées par l’ECG et en gardent un souvenir amer. «Les professeurs nous ont découragés, rabaissés dès le premier jour, témoigne Chloé, qui a échoué en année préparatoire. Ils voulaient nous faire comprendre que nous étions tout en bas du tableau.»
La routine, les heures de cours interminables sont aujourd’hui derrière elle. «Je rêve de devenir éducatrice de la petite enfance, lance la jeune fille avec enthousiasme, tout en remuant une émulsion de petits pois. Je n’ai pas été retenue dans la filière pour cette année, mais je compte réessayer l’an prochain.» Dans l’intervalle, les stages lui servent de soupape de respiration. Au deuxième semestre, c’est tout vu, elle choisira la restauration comme domaine d’approfondissement.
Je ne sais pas ce que ça fait de se lever le matin avec de la motivation, confie-t-elle. Mes parents sont lassés de mes années inachevées, j’ai peur de ne jamais trouver ma voie
De son côté, Alexandra, qui vient de rejoindre le programme après un début d’année à l’Ecole de commerce, reste dans le flou. «Je ne sais pas ce que ça fait de se lever le matin avec de la motivation, confie-t-elle. Mes parents sont lassés de mes années inachevées, j’ai peur de ne jamais trouver ma voie.» La cuisine ne l’enchante guère, pas plus que la construction. «J’espère beaucoup des métiers de l’esthétique.»
Stopper l’engrenage
Les stages par rotation permettront-ils de casser la spirale de l’échec? Le dispositif doit encore faire ses preuves. Un premier bilan intermédiaire sera effectué en janvier. Et les défis s’annoncent nombreux: combattre l’absentéisme des élèves qui avoisine 19%, les motiver à construire un projet professionnel solide et désamorcer la pression de certains parents ou enseignants pour lesquels seule la filière académique a de la valeur.
Que se passera-t-il pour ceux qui ne décrocheront pas de place d’apprentissage l’an prochain? Différentes solutions sont envisagées. «Une mise à niveau des compétences, un renforcement du dossier de candidature, un suivi avec le guichet CAP Formations, voire des stages d’insertion», énumère Jean Lebedeff, directeur du CFP de Lullier. «Ces élèves ont besoin de plus de temps. Le système n’a pas su leur apporter la souplesse nécessaire. Pourtant, la plupart d’entre eux n’ont qu’une envie, s’en sortir.»
* Prénom d’emprunt à la demande du DIP.
«Un jeune sans formation, c’est un échec collectif»
Le canton de Vaud affiche le deuxième moins bon taux en matière de certification secondaire II (84,8%) après Genève. Comment gérer cette problématique? Questions à la conseillère d’Etat Cesla Amarelle, chargée du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture.
Vaud pourrait-il être inspiré par la solution genevoise?
Nous allons suivre l’expérience genevoise avec intérêt. Toutefois, je ne pense pas qu’il soit pertinent pour le canton de Vaud de passer par l’adoption d’un article constitutionnel étendant la formation obligatoire jusqu’à 18 ans. Ce serait s’imposer un long débat alors que notre cadre légal apporte déjà des réponses. D’abord, un jeune peut prolonger sa scolarité obligatoire jusqu’à 17 ans révolus si, à la fin de la 11e année, il n’a pas obtenu son certificat. Ensuite, Vaud a développé un dispositif solide de mesures transitoires pour les jeunes rencontrant des difficultés d’insertion professionnelle à la fin de l’école obligatoire. En juin 2017, 13,8% des élèves en ont bénéficié.
En quoi consistent ces mesures? Quel est leur taux de réussite?
Il s’agit d’une palette de mesures non certifiantes, qui donnent aux jeunes davantage d’atouts pour trouver une place d’apprentissage. Par exemple, un appui scolaire ciblé en français et maths ou en langues, mais aussi des mesures plus pratiques, orientées vers l’aide à la construction d’un projet professionnel: travail en atelier, stages de motivation en entreprises. La force de ces mesures, c’est de cibler les besoins individuels du jeune. Ces trois dernières années scolaires, entre 1900 et 2000 élèves y ont été pris en charge à temps plein. En moyenne, 63% d’entre eux ont ensuite décroché une place en CFC ou en AFP, 23% ont été orientés vers un stage ou un préapprentissage, 14% ont interrompu la mesure de transition ou sont restés sans solution à l’issue de cette prise en charge.
Quelles pistes d’amélioration envisagez-vous à l’avenir?
Le dispositif vaudois de transition est perfectible. L’objectif, c’est de l’étoffer encore. Pour l’appui scolaire, il existe un public de jeunes migrants allophones pour lequel un effort spécifique est nécessaire. Le Conseil d’Etat a accepté la création de l’Unité Migration Accueil. J’en attends beaucoup pour mieux identifier les lacunes scolaires de ces jeunes, puis les orienter vers les bonnes solutions scolaires, tout en les aidant à forger un projet de formation. L’autre marge de progression, c’est d’offrir des mesures directement certifiantes. Le Conseil d’Etat s’est notamment fixé l’objectif ambitieux de 1000 places d’apprentissage supplémentaires à créer durant la législature 2017-2022. Nous cherchons aussi à faciliter l’accès à la filière AFP pour les jeunes les moins scolaires.
Quelle est selon vous la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de ces jeunes qui ne parviennent pas à trouver leur place dans le système?
Elle est immense. Un jeune sans formation, c’est un échec collectif, et c’est un poids pour la société puisqu’il risque de prendre le chemin de l’aide sociale. Bien sûr, certains jeunes se marginalisent seuls, refusant toute aide; heureusement, c’est une petite minorité. Ce qui me préoccupe beaucoup, ce sont ces jeunes qui échouent à entrer dans une formation alors qu’ils en ont la volonté et sont prêts à des sacrifices pour réussir. Alors que le marché du travail est toujours plus compétitif, l’Etat doit veiller à ce que la formation scolaire de base de tous les élèves soit adaptée aux nouveaux besoins de la société. Et il lui appartient d’être innovant pour favoriser l’entrée en formation initiale aux jeunes qui ont eu des difficultés scolaires mais qui ont des talents et de la volonté.