Richard Boldrini: Je tiens d’abord à souligner que face à une criminalité organisée et de plus en plus aguerrie à nos méthodes de travail, le renseignement humain est quelque chose de déterminant. Par définition, un informateur ne fait pas partie de la police, il collabore volontairement et il fournit des renseignements sous le sceau de la confidentialité pour élucider des crimes et des délits. A ce titre, il a des droits et des obligations. On lui fait d’ailleurs signer un document où il s’engage à ne pas commettre d’infractions, ni à instiguer d’autres à le faire. Le processus est extrêmement cadré. La personne est enregistrée et sensibilisée aux dangers de certains dérapages.
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Un inspecteur peut-il décider seul d’un tel recrutement?
R. B.: Non. Le policier traitant, qui doit toujours travailler en binôme pour éviter les risques de manipulation, doit soumettre la demande, si un cas lui paraît intéressant et fiable. Une fois les documents signés, le dossier arrive sur le bureau du chef de section Michel Gex qui va encore enregistrer et codifier l’informateur. Cette personne devient alors un numéro. L’anonymat est capital et il faudra parfois renoncer à une information s’il existe un risque de le compromettre.
Vous disposez d’une sorte de liste?
R. B.: Seuls les policiers traitants connaissent les noms des informateurs. J’ai dans mon coffre des enveloppes cachetées qui contiennent ces identités. Un nouveau serveur sera mis en ligne pour cloisonner encore plus l’information, car même la police n’est pas à l’abri des attaques informatiques.
On imagine bien que ces informateurs ne collaborent pas de manière totalement désintéressée. Leur faites-vous des promesses?
Michel Gex: Il ne faut évidemment pas se voiler la face. Par définition, les informateurs ne sont pas des enfants de chœur. Le policier qui arrête une personne va créer un lien, celle-ci va le recontacter et tout le processus d’enregistrement va démarrer. On recrute forcément dans le milieu, mais ce n’est pas du donnant-donnant. Un trafiquant, par exemple, va sans doute se dire que le policier sera plus «gentil» avec lui et c’est justement pour cela que tout doit être bien cadré. Le système des repentis à l’américaine n’existe pas ici, la source ne bénéficie pas d’un traitement de faveur et la police se doit de dénoncer toutes les infractions constatées.
R. B.: La plupart du temps, le recrutement se fait en salle d’audition où la relation se crée. Une personne peut aussi venir d’elle-même pour dénoncer une infraction qui ne correspond pas à ses valeurs. Les intentions peuvent être différentes. Certains ont un intérêt pécuniaire, d’autres veulent s’attaquer à la concurrence, par exemple sur le marché des stupéfiants. En fait, on ne leur pose jamais la question des motifs. On ne demande pas, mais on essaye de savoir en faisant une enquête d’environnement avant la validation hiérarchique. L’informateur ne doit pas se sentir acculé, ni pouvoir nous manipuler. Il faut savoir que 90% des renseignements fournis concernent le trafic de drogue. En tout, il y a plusieurs centaines d’informateurs enregistrés chez nous, mais certains sont inactifs et d’autres sont «blacklistés» pour avoir joué sur plusieurs tableaux.
Certains sont payés. Comment calculez-vous cette rémunération?
R. B.: Les rémunérations sont secrètes. Je peux toutefois préciser que les biens et numéraires saisis chaque année par nos services sont dix fois supérieurs aux montants versés pour la rétribution des sources. Economiquement, c’est intéressant. Cet argent est réinjecté dans les caisses de l’Etat.
M. G.: Le policier traitant ne chiffre pas lui-même la rémunération. Il me fait une demande et je soumets ensuite une proposition à la hiérarchie. Celle-ci tient compte de la durée du travail, des dangers du milieu criminogène, de la rareté du renseignement ou encore de l’importance du résultat. Ce n’est pas la même chose si on récupère un kilo de bijoux ou une seule bague lors d’une arrestation.
L’actualité récente a mis en lumière certaines dérives. Comment les prévenir?
R. B.: En prenant mes fonctions début 2021, j’ai mis en place un groupe de travail sur le risque de compromission. L’affaire des Pâquis a renforcé ma conviction qu’il était nécessaire de diminuer ce risque. Les brigades ayant affaire à la gestion des informateurs, à la violence, au monde de la nuit ou encore au trafic de drogue, ont des activités qui augmentent la proximité et donc les tentations. On est en train de renforcer la formation de base des policiers traitants. On insiste aussi sur la dimension des valeurs dans le recrutement des cadres, car ceux-ci doivent donner l’exemple. Il n’y a pas seulement un savoir-faire mais aussi un savoir-être qui est important.
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C’est quoi pour vous la compromission?
R. B.: C’est commencer par fermer les yeux sur certaines infractions. La proximité avec le terrain fait que le policier peut perdre des valeurs cardinales que sont l’objectivité et l’intégrité. Cette proximité peut aussi fausser l’image que le policier a d’une situation et lui faire penser que la fin justifie les moyens alors que justement, dans ce cas, la fin ne justifie pas les moyens! L’envie d’arrêter des gens ou de procéder à de grosses saisies peut conduire à des excès de zèle. Il faut amener les gens à réfléchir par eux-mêmes aux limites de leur action. Dans le contexte des Pâquis, on a pris une mesure forte consistant à limiter la proximité en augmentant le nombre de policiers qui traitent de la prostitution afin de multiplier davantage les personnes de contact.
M. G.: Pour diminuer ce risque de compromission en lien avec les informateurs, une des pistes à l’étude consisterait, par exemple, à faire remettre la récompense, en fonction de son montant, par le supérieur hiérarchique. C’est une manière de dissocier les choses, de briser le culte du secret et du cloisonnement. L’information devient celle de la police et pas du policier traitant. Une telle évolution impliquerait un véritable changement de mentalité. Pour le moment, le policier traitant pense que c’est son informateur, donc son information, et que s’il ne peut pas la traiter, personne d’autre ne peut le faire. Cinq représentants de différentes brigades ont été associés à cette réflexion. Le but n’est pas de rendre l’exercice impraticable, mais de revoir les processus et de clarifier les choses. Il faut savoir que le message très ferme de la justice a suscité beaucoup d’émotion à l’interne. Certains policiers ont le sentiment d’être toujours sur le fil du rasoir et ont besoin de savoir jusqu’où ils peuvent aller.
Où en est la révision annoncée du code de déontologie et que prévoit-elle?
R. B.: L’ancien code datait de 1997 et nécessitait une mise à jour. Il s’agit désormais de mettre en évidence les valeurs clés de notre institution que sont l’intégrité, la probité et l’impartialité. On a libellé ce nouveau texte avec le pronom personnel «je» afin que les policiers se l’approprient encore plus. D’autres dimensions plus sociétales, comme la question du genre ou le devoir de réserve en lien avec une présence sur les réseaux sociaux, ont également été intégrées. Le code de déontologie sera distribué à la mi-mai avec tout un protocole à la clé. Il ne sera pas simplement envoyé par navette interne, mais remis en main propre par la hiérarchie. Il y a une véritable volonté de marquer le coup.
Vous avez lancé une réorganisation de la police judiciaire qui a pris effet en septembre dernier. Un premier bilan?
R. B.: Après huit mois, il est encore difficile de tirer un bilan objectif. On fera un sondage après une année de mise en œuvre afin d’avoir un vrai retour du personnel. Certains choix stratégiques, comme celui de créer la brigade cyber-enquête, sont déjà gagnants vu l’importance prise par ce type de criminalité. Notre effort vise aussi à prendre soin des policiers en travaillant sur les risques psychosociaux. Quand j’ai commencé dans la maison, on disait «même pas peur, même pas mal». Cet adage est dépassé.
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