Par «féminisme», une galerie genevoise censure une exposition photo de nus
Genève
Une semaine après le vernissage d’une exposition de photographes amateurs, leurs images ont été décrochées des murs de l’association La Galerie. Des féministes reprochent aux clichés de ne pas être paritaires et de ne pas représenter les corps imparfaits

«Couvrez ce sein que je ne saurais voir, par de pareils objets les âmes sont blessées…» Si le Tartuffe de Molière s’exprimait en ces termes choisis, La Galerie, une association emblématique du quartier des Grottes à Genève, a signifié la même chose à des photographes le 24 janvier 2023, mais de manière moins poétique.
Ce jour-là, le photographe amateur Adrien Gros, 33 ans, est invité par le comité de La Galerie, qui expose son travail depuis une semaine, parmi d’autres photographies réalisées par des membres de l’association Rephlex. Des nus. Mais il découvre que ce sont les murs qui sont nus. Les photos ont disparu, elles ont été décrochées trois jours auparavant et reléguées «sous les combles, à l’humidité». «On m’a expliqué qu’une commission interne de femmes avait mis la pression pour que nos photos soient retirées. Mais elles n’ont pas pris la peine de venir ce soir-là. Notre expo devait durer jusqu’à mi-février, elle n’a tenu qu’une semaine. Je suis heurté par cette censure, car l’art est libre et l’interprétation qu’on en fait est personnelle.»
«Avec vergetures, cicatrices, poils, boutons»
Ça, c’était vrai avant que les courants néo-féministes les plus militants n’imposent leur interprétation restrictive dans certains milieux de la gauche radicale et de la culture. Que reprochent-ils aux photos de Rephlex, pourtant acceptées préalablement par La Galerie? Plusieurs arguments sont avancés dans une lettre adressée aux photographes ayant manifesté leur incompréhension: «1. Les photos ne sont pas paritaires. Il n’y a que quatre photos avec hommes, dont une qui représente un homme tenant une femme ligotée et deux autres où seul le buste est visible. 2. Les corps photographiés ne représentent pas la diversité réelle des corps en général (réalité = corps âgés, racisés, handicapés, en surpoids, avec vergetures, cicatrices, poils, boutons) et contribuent donc à véhiculer une image fantasmée des femmes.» Ou quand l’art, la beauté et la liberté artistique se rendent devant une idéologie.
Contacté, le coprésident de La Galerie, Leonhard Kanapin, défend la position de ce groupe de femmes tout en manifestant un certain malaise: «Nous étions tristes de blesser les artistes. Mais notre association s’est retrouvée au bord de l’explosion. Il nous fallait protéger les membres qui se sentaient heurtés.» La Galerie est un lieu à plusieurs vocations: expositions d’art, bar, repas sociaux. Elle accueille aussi d’autres associations qui proposent, par exemple, des lectures ou des improvisations. En 2021, elle a touché 6620 francs de subventions de la ville de Genève pour le volet social. Contacté, le conseiller administratif chargé de la Culture en ville, Sami Kanaan, n’a pas souhaité réagir, considérant qu’il s’agit d’un lieu privé.
«Aucun débat n’a jamais permis de faire changer d’avis le camp adverse»
«Cette exposition s’est avérée maladroite pour l’impact social, poursuit Leonhard Kanapin. Nous n’avons pas saisi la portée de représenter des corps nus.» Si le comité a cédé devant l’injonction des néo-féministes à retirer les clichés, il promet d’entamer une réflexion à l’interne. Mais le doute est permis, à la lecture d’un autre passage de son communiqué envoyé aux photographes censurés: «Je ne crois pas qu’il faille entrer dans un débat, nos divergences d’opinions et de sensibilités sont certainement trop ancrées. D’expérience, aucun débat n’a jamais permis de faire changer d’avis le camp adverse.» Voilà qui est saisissant.
Manifestement, liberté d’expression et liberté artistique ont déjà perdu la partie. Certains membres masculins de La Galerie en étaient attristés, puisqu’ils ont proposé à Adrien Gros, pour sauver l’expo, de poser nus dans l’espoir d’atteindre la parité demandée. «Cela n’a pas de sens, l’art ne se mesurant pas de manière mathématique», réagit le président de Rephlex, Wilmer Sanchez, atterré par cette mésaventure révélatrice selon lui «d’une société malade, où la valorisation du corps devient inacceptable et l’écoute de l’autre impossible.» Il note avec amertume que les féministes de La Galerie n’ont pas voulu écouter ce que les modèles photographiés avaient à dire: «C’est lamentable. Ce d’autant plus que La Galerie s’était engagée envers nous.» Par lettre, il a fait part de sa consternation à l'association: «L’acte de décrocher nos œuvres sans nous informer nous a paru d’une extrême violence.»
«Un nouveau conservatisme peu épanouissant»
Wilmer Sanchez, psychologue de profession, commence à photographier des nus il y a plus de vingt ans dans le cadre de l’Université de Genève. Danseur de salsa, il voit le corps comme un terrain d’expression, dans sa beauté comme dans ses imperfections. Consterné par la nouvelle offensive sur la première au nom des secondes, il ajoute: «Il semble que la liberté acquise dans les années 1960 ait fait place à un nouveau conservatisme peu épanouissant.»
Un terme que les militantes de La Galerie auraient sans doute rejeté, mais elles n’ont pas saisi cette occasion, ayant refusé de parler au Temps. Une tactique – imposer sans s’exposer – constatée dans d’autres milieux de la gauche radicale, comme chez les activistes ayant perturbé des conférences à l’Université de Genève. Pourtant, si leur idéologie est diamétralement opposée à celle des puritains conservateurs, puisqu’elle vise la diversité, l’inclusion et la non-instrumentalisation du corps féminin, le résultat, lui, est exactement le même. La preuve? La voici: il y a un an et demi, un lieu d’exposition proche de l’Eglise réformée et qui, en plus de la défense de l’art sacré, expose d’autres œuvres profanes, a été sollicité par Rephlex. Après discussion des membres de cette galerie, les nus ont été recalés. Ou quand le néo-féminisme conduit à la même conséquence que le puritanisme religieux.
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Dans l’immédiat, Adrien Gros désespère de retrouver un lieu d’exposition à Genève, «une galerie qui n’aurait pas peur de la sensualité». Peut-être aurait-il moins de mal à trouver preneur pour ses clichés de l’Escalade, un de ses autres sujets photos de prédilection. Mais là encore, il tombe mal, puisqu’un député socialiste vient de s’en prendre au Cé qu’è lainô, ce chant traditionnel qualifié de sanguinaire et peu compatible avec la laïcité. Pas sûr que des clichés de canons et de mousquets soient du goût des nouveaux censeurs. La photo de pâquerettes, peut-être?
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