Au foyer Arabelle, surmonter la violence domestique
Genève
A Onex, l'institution héberge des femmes qui ont fui le domicile conjugal, avec ou sans leurs enfants, pour échapper aux coups, aux insultes, aux menaces. Un lieu constamment saturé, où la vie reprend peu à peu

A un mois des élections fédérales, Le Temps consacre une série d’articles sur les enjeux politiques et les sujets de préoccupation de la population.
C’est une tour comme les autres qui perce vers le ciel. Au dernier étage de cet immeuble d’Onex, le foyer Arabelle fourmille de bruits en cette longue soirée d’été: des rires d’enfants, des casseroles qui s’entrechoquent. Le long du couloir, les portes sont couvertes d’autocollants bariolés, de visages souriants.
Ici vivent une vingtaine de femmes qui ont subi des violences domestiques. Avec ou sans leurs enfants, elles ont quitté le domicile conjugal dans l’urgence pour échapper aux coups, aux insultes, pour briser l’engrenage de la violence qui a parfois mis leur vie en danger. Certaines ont connu la maltraitance dans leur enfance, d’autres ne pensaient jamais en arriver là. Toutes trouvent à Arabelle la sécurité et le calme nécessaires pour se reconstruire.
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Le foyer est le seul à Genève à disposer d’une crèche. Avec ses 18 chambres et ses deux logements relais systématiquement occupés, il peine à répondre aux besoins. «On reçoit une demande tous les deux jours», détaille le directeur, Marc-Antoine La Torre, dans son bureau encombré de dossiers et de produits pour bébé qui attendent d’être distribués. Actuellement, une centaine de femmes sont sur liste d’attente. «On doit évaluer l’urgence des situations, tout en sachant que certaines menacent d’exploser.» Encore taboue, la violence domestique tue en moyenne 25 femmes chaque année en Suisse selon l’Office fédéral de la statistique.
«Colères interminables»
Pour Tamara*, 36 ans, la violence s’est installée lentement, de manière insidieuse. La naissance de son bébé puis une dépression post-partum font office de déclencheur. «A la maison, mon mari dictait tout, il me rabaissait subtilement et entrait parfois dans des colères interminables», raconte la Suissesse aujourd’hui en instance de divorce qui vit à Arabelle depuis un an. Sans attaches à Genève à part son mari, Tamara est de plus en plus isolée. «Je n’avais pas le droit de sortir seule, de m’occuper de mon fils comme je le voulais, il contrôlait tout.»
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Lors d’une énième dispute, son conjoint la menace et l’attrape par la nuque. Tétanisée, Tamara se mure dans le silence. «Une petite voix me disait que ce n’était pas normal mais je ne l’écoutais pas.» Après des mois de calvaire, la jeune femme tente de mettre fin à ses jours et est transférée, en urgence, à Arabelle. «La violence psychologique, ça n’existait pas pour moi, confie Tamara, la clé de sa chambre entre les mains. C’est ici, au foyer, que j’ai compris ce que c’était.»
Oser parler
Tamara revient de loin. Elle ne fait plus de cauchemars et restaure peu à peu les liens avec son fils. Les rares contacts avec son ex-conjoint restent conflictuels: «Il estime toujours qu’il n’a rien à se reprocher, mais l’essentiel, c’est que je n’ai plus peur de lui.» Sa priorité aujourd’hui: entamer une reconversion professionnelle et prendre un appartement. «C’est dur d’admettre qu’on a besoin d’aide, confie Tamara avant de regagner sa chambre. Malgré tout, il ne faut pas avoir honte et oser frapper à toutes les portes.»
A Arabelle, les pensionnaires bénéficient d’un encadrement socio-éducatif ainsi que d’un suivi médical et psychologique par des associations partenaires. Une petite équipe de dix éducateurs et assistants sociaux se relaie jour et nuit. «Les femmes arrivent souvent dans un état de choc, elles ont besoin d’un cadre sécurisant pour ne penser à rien d’autre qu’à elles-mêmes et à leurs enfants pour celles qui en ont», souligne Marc-Antoine La Torre. Dans les situations les plus dramatiques, les problèmes socio-économiques, les dettes ou les addictions viennent s’ajouter à la violence. «Certaines résidentes n’ont plus rien, leur vie tient dans une valise.» Dans la plupart des cas, l’Hospice général prend en charge les coûts du séjour qui s’élèvent à 3000 francs par mois.
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Dans le long couloir, les enfants s’agitent, le repas va bientôt être servi. Agés de 0 à 15 ans, ils sont une quinzaine à vivre à Arabelle, victimes collatérales d’une violence invisible. «Certains sont psychologiquement marqués, d’autres présentent un retard de développement ou de langage, détaille le directeur. A la crèche mixte, qui accueille aussi des enfants de l’immeuble, ils progressent souvent très vite.»
A la souffrance individuelle répond la solidarité. Céline* et Angela ne se connaissent que depuis quelques mois, mais se serrent déjà les coudes. La première, hébergée depuis plus longtemps, montre à la seconde les règles de vie du foyer, la conseille dans ses démarches du quotidien. Battue et violée dans son enfance, Angela, 32 ans, a vu l’enfer recommencer à son arrivée en Suisse il y a trois ans. «Je suis tombée enceinte d’un homme qui ne voulait pas de moi, je n’avais aucun endroit où aller, j’étais désespérée», souffle la jeune femme discrète, la seule qui ait accepté d’être photographiée. «J’ai voulu mourir, mais aujourd’hui je reprends espoir, je me bats pour mon fils.» De son histoire, elle ne dira rien de plus, les blessures, encore récentes, lui coupent le souffle.
«Comme prisonnière»
«Compte tenu de ce qu’elles ont vécu, la vie en communauté n’est pas toujours évidente, note Marc-Antoine La Torre. On évite de faire de ce lieu une seconde prison en laissant à chacune le maximum d’intimité possible même si c’est difficile à cause de la surpopulation.» En ce moment, certaines femmes vivent dans une chambre avec leurs trois enfants.
Après un passage au foyer d’urgence du Pertuis, Céline est arrivée à Arabelle avec ses deux jeunes enfants. C’était il y a six mois. «Avec mon mari, on se disputait sans arrêt, il y avait des insultes, des menaces, des mensonges, je ne voulais pas que mes enfants grandissent dans un tel environnement», lâche-t-elle, un reste de colère dans la voix. «Il monnayait mon silence, j’avais perdu toute estime de moi-même, j’étais comme prisonnière.» Elle qui avait tout laissé en plan pour suivre son mari à Genève passe de désillusion en désillusion.
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La première fois que Céline essaye de quitter la maison, sa famille l’en empêche. «Dans mon pays, on dit qu’il ne faut pas baisser les bras sur un mariage, j’ai subi beaucoup de pressions.» Alors que son mari est en vacances, elle accouche seule de son deuxième enfant. A son retour, elle enregistre une énième dispute sur son téléphone et se précipite à l’Hospice général, désespérée, son nourrisson dans les bras. «Depuis que je suis ici, je retrouve petit à petit un sentiment de paix, mais je m’inquiète pour mon aîné, il fait des crises, il est nerveux, je sens que tout cela l’a marqué.»
Auteurs intégrés
A Arabelle, les auteurs de violences ne sont pas ignorés. «Ils font partie du problème, mais aussi de la solution, estime Marc-Antoine La Torre. Lorsque c’est possible, on organise des médiations pour décoder la logique du couple, où se mêlent souvent une détresse abyssale, une absence de communication, de respect, de la codépendance.» En moyenne, les pensionnaires restent neuf mois à Arabelle, mais pour certaines, le retour à une vie normale est inenvisageable. «Il y a des situations où les séquelles sont si graves que la victime devra être aidée toute sa vie.»
Alors que le tabou des violences conjugales cède peu à peu, la loi qui doit écarter l’auteur de violence manque sa cible aux yeux du directeur. «La plupart des femmes ne veulent pas retourner dans leur ancien logement, elles ne peuvent même plus en sentir l’odeur.» Leur nouvelle vie passe forcément par un déménagement, voire un changement de quartier.
* Prénoms d’emprunt
En chiffres
Selon l’Office fédéral de la statistique, la violence domestique a tué une personne toutes les deux semaines, soit 25 personnes par an, sur la période 2009-2018. 91% des victimes étaient des femmes.
En 2017, les auteurs de violences domestiques étaient des partenaires dans 52% des cas, des ex-partenaires (27%) ou encore des parents (14%) dans le cas de maltraitance sur des enfants.
On estime que, chaque année, quelque 27 000 enfants et jeunes sont les victimes collatérales de la violence conjugale.