Marché de l’art
Ebouriffant rebondissement dans l’affaire Ali Aboutaam, le marchand d’art genevois sous enquête. Une vingtaine de ses objets séquestrés ont disparu alors qu’ils étaient sous la responsabilité de la justice. Une nouvelle enquête a été ouverte

De rocambolesque, l’affaire du marchand d’art Ali Aboutaam vire au romanesque. Alors que le Genevois, patron de la galerie Phoenix Ancient Art, s’est vu séquestrer tous ses objets antiques, suspectés par le Ministère public genevois d’être d’origine illicite, voilà qu’un improbable rebondissement vient ajouter au piquant de l’histoire: 23 objets d’une valeur culturelle inestimable ont été dérobés aux autorités de poursuite, a appris Le Temps. «Une procédure distincte a été ouverte suite à la découverte de la disparition d’objets placés sous séquestre, confirme le porte-parole du Ministère public, Henri Della Casa. Les investigations sont en cours et aucun commentaire ne sera fait par le Ministère public.»
Extravagant pour l’observateur, mais lamentable pour le propriétaire, qui déplore l’envol de 4 millions de francs au total. Il s’agit de fresques, d’une stèle sumérienne du IIIe millénaire et, surtout, de mosaïques somptueuses, dont un Christ de la période byzantine (VIe-VIIe siècle ap. J.-C.), réalisé en tesselles en pâte de verre, certaines couvertes de feuille d’or et de pierres de couleurs variées. «Ce merveilleux Christ ainsi qu’une Vierge, également disparue, ont longtemps trôné dans mon appartement, raconte le marchand d’art libano-genevois. Ils me venaient de mon père. Je suis stupéfait devant l’incurie des autorités qui en avaient la garde.» D’accusé, Ali Aboutaam se retrouve plaignant, constitué partie civile dans l’affaire de ce vol.
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Heureuse concomitance
Que s’est-il donc passé? Février 2017. Le Ministère public saisit tous les objets appartenant au commerçant d’antiquités. Son épouse est incarcérée, soupçonnée d’infraction à la loi sur le transfert de biens culturels (LTBC). Elle a été aperçue déménageant des objets dans un mystérieux entrepôt à Carouge. Quinze jours plus tard, elle est libérée dans des circonstances qu’on peut qualifier d’heureuse concomitance: le jour où Ali Aboutaam retire son recours au Tribunal fédéral sur un sarcophage romain séquestré et promet de collaborer avec les enquêteurs (Le Temps, 7 octobre 2017). Il va désormais aider les limiers à lire son logiciel, mémoire de son commerce, et payer les experts chargés de faire la lumière sur l’origine des pièces.
Devant l’énormité de la tâche – les autorités douanières et judiciaires ont saisi la bagatelle de 15 000 objets – elles ventilent ceux-ci entre un entrepôt de la Confédération aux Ports Francs et le fameux dépôt de Carouge. «Dans un cas comme dans l’autre, ils étaient sous la responsabilité des autorités judiciaires», affirme Me Didier Bottge, avocat d’Ali Aboutaam.
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Selon le procès-verbal d’une séance entre le procureur Claudio Mascotto et Ali Aboutaam, que Le Temps a consulté, le pot aux roses est découvert le 8 décembre dernier, alors que le procureur demande une expertise complémentaire sur des objets demeurés à Carouge. Les douanes se rendent sur place et constatent que l’abri est vide. Le cadenas a disparu.
Mais Ali Aboutaam devra attendre le 20 avril pour être mis au parfum de l’énigmatique disparition: «Le procureur m’a demandé si j’avais parlé de cet entrepôt à quelqu’un, ce à quoi j’ai répondu par la négative», explique Ali Aboutaam. «C’est alors qu’il m’a annoncé la nouvelle du vol. J’en suis tombé de ma chaise. Non seulement il n’a pas été capable de veiller sur mes pièces, mais en plus il ne m’a averti que quatre mois plus tard!»
Récusation des procureurs demandée
Son avocat décide alors de demander la récusation des procureurs Claudio Mascotto et Gregory Orci ainsi que celle de Jean-Marc Renaud, chef de l’enquête à la section antifraude de l’Administration fédérale des douanes. «Les procureurs ont rejeté cette requête et la Cour de justice est désormais saisie, dans une procédure distincte, en cours d’instruction», complète le porte-parole du Ministère public. La seconde demande de récusation, elle, est traitée par l’Administration fédérale des douanes.
Qui a bien pu mettre la main sur le Christ et la Vierge chatoyants et dorés, «si similaires aux mosaïques de la basilique de Ravenne»? se lamente Ali Aboutaam, pas loin de considérer que les hommes et les dieux se sont ligués dans une même alliance. Si l’on rejette la malédiction pour s’en tenir aux faits – étant entendu qu’il n’y a pas eu d’effraction visible – on peut subodorer que le coupable connaît la procédure en cours. Ce qui exclut par conséquent le mauvais larron et fait des policiers, des douaniers, des archéologues experts et de l’entourage d’Ali Aboutaam des suspects potentiels: «Alors que mon client est clairement victime, le comble serait qu’on le suspecte de ce forfait, déclare Me Didier Bottge. Comme le Ministère public a tenté de le faire pendant les quatre mois où il a caché son existence, avant de se résigner.»
Quoi qu’il en soit, le Ministère public a ouvert une instruction contre inconnu et l’enquête revient désormais également à la police des polices, l’Inspection générale des services (IGS). Les photos des 23 objets dérobés ont été diffusées par Interpol. A l’enquête interminable que le marchand d’art doit continuer à affronter s’ajoute donc, désormais, un Christ en cavale.