«Genève censure Zemmour, mais s'en cache mal»
Liberté d’expression
AbonnéPour Nicolas Gardères, avocat français de gauche et infatigable militant des libertés fondamentales, limiter l’expression est plus risqué qu’en tolérer les dérives, qu’il faut combattre sur le terrain politique et non judiciaire

Voltaire n’a jamais dit à l’abbé Le Riche: «Je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerais ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire.» Mais la phrase apocryphe résume sa pensée. Et sans aucun doute celle de Nicolas Gardères, dont la robe d’avocat est taillée dans le cuir le plus épais qui soit. Ni cynique ni provocateur, cet homme de gauche, libéral-libertaire et membre d’Europe Ecologie Les Verts (EE-LV), est au contraire un idéaliste, l’un des rares spécimens contemporains à défendre ses adversaires idéologiques au nom de principes.
«Je défends leurs libertés fondamentales et je combats leurs idées politiques», proclame celui qui est aussi maître de conférences à Sciences Po Paris. Liberté d’expression, d’association ou dévoiement de la laïcité à des fins islamophobes l’ont conduit à plaider au tribunal en faveur de ces «fils de p…» de «fachos» ou de ces «cons d’islamistes». Il raconte cette expérience dans un livre: Voyage d’un avocat au pays des infréquentables (L’Observatoire, 2019).
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Disant, par boutade, être devenu avocat grâce à Jean-Marie Le Pen, personnage semblable à son grand-père Raymond, avec qui il a vécu et débattu durant sa jeunesse, Nicolas Gardères acquiert ainsi le goût du dialogue, ce «lieu psychique positif dominé par l’altérité, là où il n’y avait que de la frustration, de la solitude et de l’entre-soi». Il déplore l’avènement d’une société qui redoute «le débat, la raison et la science» et qui, pour «écraser l’infâme», recourt à l’arme pénale en «un aveu de faiblesse collectif, presque une soumission à la supériorité de l’ennemi».
Le candidat présumé d’extrême droite Eric Zemmour n’est pas le bienvenu à Genève le 24 novembre, comme l’a déclaré l’exécutif de la ville? Dont acte. Il lui met des bâtons dans les roues pour l’empêcher de s’exprimer? C’est médiocre, juge Nicolas Gardères.
Le Temps: L’exécutif de la ville de Genève vient d’annoncer qu’Eric Zemmour n’est pas le bienvenu à Genève et refuse de louer aux organisateurs la salle dans laquelle il devait s’exprimer. Que vous inspire cette prise de position?
Nicolas Gardères: Eric Zemmour est un adversaire, et même un ennemi, qu’il faut combattre. Cela ne me choque pas qu’une autorité politique fasse valoir son opposition politique. Lui signifier qu’il n’est pas le bienvenu est certes rugueux, mais ça ne lui interdit pas de s’exprimer. En revanche, user de subterfuges administratifs pour justifier une décision qui relève en réalité de la censure est médiocre. C’est aussi insultant envers la population.
Pourquoi?
C’est une insulte à son intelligence. Comme si on voulait la protéger contre ces paroles dangereuses, comme si on ne faisait pas confiance à sa maturité, à sa capacité de raisonnement.
Pourquoi faudrait-il tolérer ses hymnes à l’intolérance?
Le célèbre linguiste Noam Chomsky dit que croire à la liberté d’expression, c’est croire à celle des individus que l’on méprise. Si elle ne consiste qu’à laisser s’exprimer les voix bourgeoises, centristes, lénifiantes, elle n’existe pas. Un espace sans conflit est une dictature. Dans une démocratie fondée sur la raison et l’argument, prendre les libertés fondamentales au sérieux, c’est accepter qu’elles soient difficiles, choquantes, risquées. Il faut accepter qu’en son sein s’expriment des personnes qui souhaitent en saper les fondements, tout en redoublant d’efforts pour combattre l’extrême droite dans le champ politique. Si on restreint les libertés dès que le navire tangue, tout cela n’est que tartufferie.
En quoi est-il dangereux de restreindre la liberté d’expression?
C’est une dégradation collective dont le propre est de s’étendre peu à peu pour atteindre tous les champs de l’espace public et du débat. Depuis peu, on constate à l’évidence que le sujet ne se limite plus aux néonazis. Il suffit de songer aux conférences annulées des philosophes Elisabeth Badinter et Sylviane Agacinski, l’épouse de Lionel Jospin, qui est défavorable à la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes. Il est incontestable que la liberté d’expression est grignotée.
Pourquoi les attaques contre la liberté d’expression émanent-elles plutôt de la gauche? Elle serait devenue la porte-parole de la «démocratie lacrymale», le relais de toutes les offenses qui se nivellent «dans le flot et les larmes de tout un chacun»?
Ce phénomène est plutôt récent. Historiquement, c’est la droite qui censurait les critiques de l’Etat, de l’Eglise ou de l’armée, tout ce qui était susceptible de bouleverser l’ordre bourgeois, notamment dans l’art. C’était logique, car la droite s’appuie par définition sur des idées peu ambitieuses; elle ne croit pas en la possibilité d’améliorer le genre humain. A gauche, c’est l’inverse, il y a un idéal à défendre. Durant le XXe siècle, cette pression s’est incarnée au travers de grands chantiers législatifs visant l’égalité formelle. Or, la plupart de ces objectifs ont été atteints. Il ne reste plus que l’égalité réelle, un combat beaucoup plus difficile à mener. Cela se traduit par une multitude de lois sans envergure qui consistent à protéger tel ou tel groupe de personnes se sentant victimes.
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Vous fustigez aussi le traitement médiatique «contre-productif» du Rassemblement national, qui s’exprime sans rencontrer d’obstacles, si ce n’est des «cris d’orfraie, tantôt geignards, tantôt agressifs» devenus inaudibles.
Sous Jean-Marie Le Pen, le «cordon sanitaire» face à l’extrême droite prévalait. Comme lorsque Jacques Chirac a refusé de débattre face à lui en 2002. Cette tactique est devenue problématique avec la «dédiabolisation» entamée par Marine Le Pen et Florian Philippot. Les médias ont accompagné cette mue discursive, ce qui s’est traduit par une surreprésentation de l’extrême droite, qui se déroule sans adversaire. En 2017, le grand mérite d’Emmanuel Macron est d’avoir su affronter Marine Le Pen sans la traiter de nazie. Il a été meilleur qu’elle parce qu’il l’a prise au sérieux. Il l’a mise KO sur le terrain politique, montrant à toute la France à quel point elle est peu crédible pour briguer les plus hautes fonctions.
Pourquoi jugez-vous que la réponse pénale, «l’arme des vaincus, des défaitistes», est mauvaise face aux dérives sémantiques et au projet de l’extrême droite?
Au-delà des appels au meurtre et des propos attentatoires à l’honneur d’une personne précise, je ne crois pas aux délits d’opinion, surtout ceux visant un groupe social. D’abord, parce qu’il s’agit de lois «démissionnaires»: on délègue au juge pénal le règlement immédiat d’un problème qui relève du travail politique à long terme. C’est donc une question de principe. Mais aussi d’efficacité. On restreint la liberté d’expression pour aucun résultat. Au contraire, la sanction pénale renforce le discours et alimente le martyr: «Regardez, on me juge parce que j’énonce une vérité qui dérange.» Eric Zemmour a été condamné. Sans doute continuera-t-il de commettre des infractions. Est-il pour autant frappé d’opprobre social? Non, il a purgé sa peine et a le droit de s’exprimer comme tout un chacun, sauf à considérer que les personnes condamnées perdent ce droit.