Histoire
Il y a exactement soixante ans, le canton accordait le droit de vote et d’éligibilité aux femmes. Retour sur un demi-siècle de lutte avec l’historienne Irène Herrmann

C’était il y a soixante ans ou presque. Le 6 mars 1960, Genève acceptait, à un peu plus de 55%, d’accorder le droit de vote et d’éligibilité aux femmes sur le plan communal et cantonal, succédant ainsi aux cantons de Vaud et de Neuchâtel. Comment en est-on arrivé là? Professeure d’histoire suisse à l’Université de Genève, Irène Herrmann revient sur un demi-siècle de lutte. Elle donnera ce jeudi une conférence dans le cadre de la commémoration organisée par la ville de Genève.
Le Temps: Quels changements à l’œuvre dans la société ont permis d’accorder le droit de vote aux femmes à Genève en 1960?
Irène Herrmann: On pourrait croire que la victoire de 1960 est née des frémissements de Mai 68 et des revendications du mouvement féministe. Elle résulte en réalité d’un processus lent, entamé à l’aube du XXe siècle déjà. Des votes ont en outre lieu en 1921, 1940, 1946, 1953 et 1959. A chaque fois, les Genevois refusent de laisser les femmes prendre part à la chose politique. «La femme ne doit pas être la proie des partis politiques, protégez-la»: surmonté d’une main menaçante, le slogan émanant du mouvement démocrate-chrétien enjoint aux citoyens de voter «contre le suffrage féminin». Exhumée des archives, cette affiche datée de 1940 témoigne de la forte résistance qui entoure la question du suffrage féminin.
A l’époque, quel symbole revêt le droit de vote conféré aux hommes?
Dans le terreau fortement conservateur de l’époque, la culture politique genevoise glorifie l’homme responsable et raisonnable. Dans l’idéologie radicale, héritière de la Révolution française, les droits populaires sont présentés aux hommes comme la récompense de leur mérite. Le droit de vote est intrinsèquement lié à la défense de la patrie. Derrière la main levée, l’arme n’est jamais loin. Alors que les Suisses n’ont pas combattu durant les deux guerres mondiales, le droit de vote représente une expression de leur masculinité. Pour les opposants, octroyer le droit de vote aux femmes est synonyme de dévalorisation. Le fait que trois cantons romands devancent de près d’une décennie le droit de vote au niveau fédéral n’est d’ailleurs pas un hasard. L’ambiance cosmopolite et la proximité avec la France engendrent une autre expérience de la Seconde Guerre mondiale. Et une sacralisation moins forte du rôle des citoyens dans la res publica.
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Comment s’articule le débat autour du suffrage féminin?
Entre 1921 et 1960, les arguments convoqués par les deux camps n’évoluent presque pas. Les partisans mettent en avant l’égalité des sexes, qui suppose les mêmes droits et devoirs pour tous. Les femmes travaillent, payent des impôts, pourquoi ne pourraient-elles pas voter? Autre argument: en tant que spécialistes des soins, de l’éducation, les femmes peuvent apporter un précieux éclairage dont la société a besoin. Du côté des opposants, on estime que les femmes, ces êtres d’intuition, sont trop délicates, trop influençables pour être mêlées à la politique. Vu leur incompétence en la matière, leur accorder le droit de vote serait même dangereux. Un autre argument prolifère, porté aussi par des femmes: il consiste à dire que les femmes elles-mêmes n’ont pas envie de voter.
Quel est l’élément déclencheur?
L’un des déclencheurs se situe dans les années 1950, paradoxalement extrêmement conservatrices. En plein milieu de la guerre froide, l’anticommunisme ambiant joue en faveur des femmes. Dans le paysage politique, on constate une inversion dans l’argumentation. Accorder le droit de vote devient synonyme de galanterie, de progrès et de civilisation. Le désir d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme joue également un rôle. Fervent opposant au suffrage féminin, le Parti radical continue néanmoins de prôner le non, notamment pour satisfaire une partie de son électorat encore très réfractaire. Le Parti socialiste ainsi que certaines Eglises soutiennent en revanche le oui. En marge du politique, les mouvements féministes, l’Association suisse pour le suffrage féminin en tête, militent fortement en faveur de l’égalité des droits.
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Pourquoi la démocratie suisse, première d’Europe, s’est-elle montrée si généreuse avec les hommes et si lente à accorder des droits aux femmes?
Loin d’être contradictoires, ces deux aspects sont au contraire fortement liés. L’idée que la démocratie suisse, présentée comme un modèle, deviendrait imparfaite si on changeait ses conditions est tenace à l’époque.
En obtenant le droit de vote, les femmes accèdent aussi au droit d’éligibilité, de référendum et d’initiative. Soixante ans plus tard, quelle est leur place en politique?
Elle reste à conquérir ou du moins à consolider. Il y a toujours des plafonds de verre en politique, comme dans toutes les fonctions de pouvoir et autres postes à responsabilité. Les jugements, les critères d’exigence posés sur les femmes sont toujours différents de ceux des hommes. De même, de nombreux préjugés sont encore partagés.
Consulter l'archive du journal de Genève: Les Genevois acceptent de donner aux femmes les droits politiques
Conférence le jeudi 5 mars à 12h15: Bibliothèque de Genève, Espace Ami Lullin, promenade des Bastions 1, Genève. Entrée libre.