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Comment Genève entend mieux s'occuper de ses détenus

Après plus de deux ans de réflexion, le nouveau concept genevois de réinsertion a pris forme. Il sera présenté ce jeudi aux Etats généraux de la détention et de la probation. Entretien avec Raphaël Fragnière et Philippe Bertschy, les deux responsables chargés de faire aboutir ce projet

Raphaël Fragnière (à gauche) et Philippe Bertschy. — © Eddy Mottaz
Raphaël Fragnière (à gauche) et Philippe Bertschy. — © Eddy Mottaz

Genève a toujours mal à ses prisons. La réinsertion des détenus, tâche essentielle et nécessaire à la prévention de la récidive, a été sacrifiée à une vision très sécuritaire du politique qui s’est propagée sur l’ensemble du domaine carcéral. L’impasse était programmée. Pour sortir de cet enfermement qui n’offre aucune perspective d’amélioration au délinquant, le directeur général de l’Office cantonal de la détention, Philippe Bertschy, et le responsable du Service de probation et d’insertion, Raphaël Fragnière, ont été chargés par Pierre Maudet de repenser le système et de mettre de l’huile dans les rouages. Le nouveau concept de réinsertion et de désistance (terme savant qui désigne tout ce qui amène un condamné à vouloir changer de vie) sera présenté ce jeudi lors des Etats généraux qui réunissent différents acteurs du pénitentiaire. Les auteurs du projet en dévoilent l’essentiel.

Le Temps: Quelles lacunes avez-vous identifiées en faisant un état des lieux?

Philippe Bertschy: Malgré des prestations de qualité, le système actuel manque de cohérence et ne répond pas entièrement aux besoins individuels de chaque détenu. Tout est très cloisonné et tributaire du fonctionnement de l’établissement concerné. Par exemple, un détenu qui commence une formation en boulangerie à Champ-Dollon peut être affecté à la blanchisserie lors de son transfert à La Brenaz. Il faut une approche globale et transversale qui donne aux intéressés l’envie de se reconstruire sur la base de valeurs communes et d’actions qui font sens. Ainsi, il ne sert à rien d’enseigner à un détenu comment nettoyer des graffitis avec un produit très cher si, une fois de retour dans son pays, il n’a aucune chance de pouvoir l’acheter.

Genève compte une proportion très importante de détenus étrangers sans autorisation de séjour. Comment les intégrer dans un processus de réinsertion?

P. B.: En 2016, 67,3% des détenus n’avaient pas un statut de résident. Il faut donc s’interroger sur le dispositif existant, qui valorise surtout l’intégration sur un plan local, et adapter notre approche à ceux qui sont appelés à quitter le territoire au terme de leur sanction pénale. Le nouveau concept ne permettra plus à ces personnes d’accéder à un travail externe contractualisé et les autorisations provisoires pour ce faire ne seront plus délivrées car elles sont contraires à la loi. Ces détenus pourront toutefois progresser durant leur parcours carcéral et poursuivre les formations, déjà entamées en milieu fermé, dans un environnement moins sécurisé.

Le canton manque pourtant d’un établissement dit ouvert…

P. B.: Dans l’immédiat et en attendant un lieu plus adapté, la maison du Vallon sera convertie en établissement ouvert, avec des ateliers spécifiques pour accueillir les personnes non résidentes qui disposent de papiers d’identité et qui souhaitent adhérer à un projet de formation constructif en vue de leur retour dans leur pays d’origine. Cette même structure pourra servir de lieu d’hébergement à ceux qui sont résidents et bénéficient d’un travail à l’extérieur. Tous devront avoir un profil, en termes de dangerosité, qui permet ce cadre moins contraignant mais tout de même contrôlé par du personnel de surveillance.

Quelles sont les autres mesures prévues pour ces candidats au départ?

Raphaël Fragnière: Durant l’incarcération, le concept prévoit un dispositif de formation à distance dans le pays d’origine. Pour ce faire, nous mettrons à disposition en cellule des ordinateurs sécurisés. Une phase test est en cours afin de contrôler le système et empêcher un usage détourné. Environ 70 ordinateurs ont été installés courant 2017 dans trois établissements à l’usage des détenus en exécution de peine ou de mesure. En outre, nous entreprenons des démarches avec les milieux associatifs pour assurer le relais et garantir un certain accompagnement une fois sur place.

Des parloirs à distance sont-ils envisagés?

R. F.: L’usage d’Internet ou d’un système de téléphonie intégrée, destiné à reprendre contact avec la famille et d’autres personnes-ressources, sera mis en place dès le mois de janvier à La Brenaz. Le maintien des liens avec les proches peut faciliter l’acceptation d’un départ volontaire. Ce système servira aussi aux détenus qui ont de la famille dans d’autres cantons et pour qui les visites sont de fait plus compliquées.

Quel est l’axe stratégique privilégié?

P. B.: La formation. C’est un pilier fondamental du concept de réinsertion qui valorise la personne à travers l’acquisition de compétences et lui offre des perspectives réalistes et motivantes. L’analyse de différents critères nous a convaincus de concentrer nos efforts sur quatre filières prioritaires: les métiers du bois, de la bouche, de la peinture en bâtiment et de la mécanique. Les ateliers destinés à ces domaines obtiendront une reconnaissance officielle d’entreprise formatrice. Pour les détenus dont la durée de peine est moins longue, une première certification peut déjà être obtenue après six à sept mois de participation. Sans oublier que le programme pourra déjà démarrer en détention avant jugement. Plus tôt commence la prise en charge, meilleure sera la réinsertion. Une évaluation et un carnet de suivi viendront valider chaque étape du cursus afin d’assurer sa pertinence et de valoriser les compétences acquises.

Qu’avez-vous prévu pour les condamnés au profil plus inquiétant?

R. F.: L’idée-force étant une prise en charge individualisée, nous procédons à une évaluation globale, notamment sous un angle criminologique. Nous tenons compte de la situation particulière du détenu et adaptons le suivi en conséquence. L’accompagnement se poursuit au sein des structures ambulatoires.

Quelles sont les pistes pour améliorer l’aspect socio-éducatif?

P. B.: La première innovation jugée indispensable est la création d’un dossier informatique individualisé qui permet une cohérence dans la récolte d’informations et une continuité dans leur circulation. Les collaborateurs concernés auront accès à toutes les informations nécessaires et pourront ainsi assurer un meilleur suivi de la personne. Il y aura tout de même des limites. Certains renseignements médicaux, par exemple, n’y figureront pas.

R. F.: Pour la prise en charge proprement dite, deux modèles d’intervention ont été choisis. Le premier, TIM-E, vise à travailler sur la motivation au changement des personnes détenues et à leur offrir des outils pour aller au-delà de simples «bonnes résolutions». Ce modèle postule que la désistance n’est pas que l’abandon des comportements déviants mais surtout le renforcement de comportements structurants pour l’individu. Le second modèle est un projet pilote qui sera déployé dans tous les cantons latins dès 2018, afin de renforcer ces mêmes facteurs qui protègent d’une récidive tout en permettant aux collaborateurs des secteurs ambulatoires une évaluation continue des réalisations et du risque de passage à l’acte.

La médiation carcérale fera-t-elle son entrée dans les prisons?

R. F.: Genève a validé le projet porté par l’association pour la justice restaurative (Ajures). Il s’agit essentiellement de permettre un dialogue entre l’auteur et la victime d’une infraction, pour autant qu’ils y consentent tous les deux librement, afin d’offrir un espace d’échange possible, le tout encadré par un médiateur spécialement formé. Cette démarche a été lancée à La Brenaz mais sa mise en œuvre est complexe et les trois détenus initialement retenus sont sortis de prison entre-temps. Nous persévérons.

Quel sera l’aspect le plus compliqué de la réforme?

P. B.: Changer les anciennes pratiques et faire travailler tous les professionnels ensemble de manière régulière. Mais je suis optimiste car, lors de la consultation, éducateurs, maîtres socioprofessionnels, agents de détention, psycho-criminologues ou intervenants socio-judiciaires ont interrogé leurs pratiques et reconnu certaines incohérences. Beaucoup des idées retenues viennent du terrain. On peut affirmer que tout ce qui est proposé est à la fois réaliste et réalisable. Et fédérateur!

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