Faim
La distribution de denrées alimentaires organisée samedi à la patinoire des Vernets par l’association Caravane de solidarité a attiré des centaines de personnes, dont de nombreuses travailleuses sans statut précipitées dans la misère par le confinement

Une longue colonne immobile et silencieuse s’est formée sous les frondaisons gorgées de pluie au bord de l’Arve, à Genève. A 9 heures, samedi matin, ils sont des centaines à attendre que débute la distribution de nourriture organisée à la patinoire des Vernets par l’association Caravane de solidarité. Depuis un mois, cette dernière offre des paniers-repas aux plus démunis et, à chaque distribution, le nombre des bénéficiaires gonfle de manière exponentielle. La crise du coronavirus précipite des milliers de personnes dans la misère et jette une lumière crue sur la précarité sociale des travailleurs sans statut. Mais elle révèle aussi le formidable élan de solidarité des anonymes et des bénévoles qui affluent pour donner et aider. Samedi, 1370 sacs de denrées de base ont été distribués.
«Les enfants dormaient encore quand je suis partie»
Sandra attend patiemment en tête de file. Elle est arrivée la première, peu après 6 heures du matin: «Une amie m’avait prévenue que les premiers arrivés seraient servis mais qu’il n’était pas sûr que les derniers le soient.» Derrière elle, Luisa, masque sur la bouche, acquiesce. Elle est Dominicaine et rirait presque de son sort: «Les enfants dormaient encore quand je suis partie, j’ai évité les cris du matin et je leur rapporterai à manger pour midi.»
Elle recevra des produits de première nécessité: du riz, des pâtes, de la sauce tomate, des sardines et du thon ainsi qu’un kit d’hygiène. Le tout pour une valeur de 20 francs. Les personnes avec enfants repartent en outre avec des couches-culottes, des lingettes et des biscuits. Pour Sandra et Luisa, cet appoint est une bouffée d’oxygène et peut-être la possibilité d’acheter quelques produits frais car depuis le début du semi-confinement, sans revenus, elles bouclent leur budget au franc près.
Mobilisation des milieux culturels, politiques et associatifs
L’association Caravane de solidarité – Genève existe depuis 2015, explique sa directrice, Silvana Mastromatteo: «Notre but est de rapprocher donateurs et bénéficiaires pour éviter les intermédiaires et susciter une rencontre fertile entre les premiers et les seconds. Avec la crise financière causée par le coronavirus, j’ai remarqué dès le mois de mars que certains travailleurs se sont retrouvés dans une situation dramatique sans pouvoir bénéficier des indemnités parce qu’ils n’avaient pas de statut légal ici.»
Trois premières distributions sont organisées au début du mois d’avril. Le samedi 18, une foule attend la Caravane de solidarité sur la plaine de Plainpalais. L’association est dépassée et, faute des autorisations nécessaires, la distribution finit en queue de poisson avec l’intervention des forces de l’ordre. En quelques jours, les milieux culturels, politiques et associatifs se mobilisent: la Comédie d’abord, puis les Colis du cœur, MSF et la ville dont l’engagement s’est montré décisif.
«Ce à quoi nous assistons n’est pas bénin»
Serge Mimouni, directeur adjoint du Département de la cohésion sociale et de la solidarité de la ville de Genève, est l’architecte de cette coordination institutionnelle. C’est lui qui a obtenu les autorisations de police et frappé à toutes les portes pour que cette distribution puisse avoir lieu: «Ce à quoi nous assistons n’est pas bénin, il s’agit d’une urgence sanitaire et d’une situation exceptionnelle à bien des égards. Mais chacun est motivé, les associations et les bénévoles réalisent un magnifique travail. La ville a réorganisé son action sociale, les procédures ont été simplifiées, ce qui nous permet de répondre rapidement aux besoins.»
Parallèlement à l’aide alimentaire, une structure volante mise en place par les HUG et MSF propose de tester gratuitement ceux qui montrent les symptômes du Covid-19; le Groupe sida Genève dépiste le VIH et les services sociaux de la ville enregistrent ceux qui peuvent bénéficier de bons hebdomadaires d’une valeur de 50 francs auprès de l’association Colis du cœur.
Des personnes habituellement invisibles
En remontant la file à vélo, Christoph Jakob, l’un des responsables de la Caravane de solidarité, s’étonne de sa longueur. «Elle fait presque un kilomètre désormais. Toutes les personnes qui patientent ici sont habituellement invisibles. On ne les remarque pas, sinon parfois dans les transports publics. Pour la plupart, ce sont des sans-papiers qui travaillent et contribuent à la prospérité de Genève mais, avec la crise, certains n’ont plus rien. Cette situation dramatique a ému des centaines de personnes et suscité une générosité fantastique. Tout ce qui se trouve dans nos paniers provient essentiellement de dons individuels.»
Dans cette procession vers la patinoire, il se trouve surtout des femmes qui, pour beaucoup, viennent des Philippines et travaillent comme personnel de maison, explique Ayrin: «Nous parlons mieux l’anglais que le français. Pour cette raison, nous sommes les femmes de ménage, les nounous ou les domestiques des expatriés. Une de mes amies a perdu son emploi et du même coup son domicile.» Les Latino-Américaines forment le deuxième groupe en importance. Il y a des Mongols mais peu d’Africains, s’étonne un membre de MSF venu pour évaluer l’exposition de cette population au coronavirus.
«L’Etat doit prendre le relais»
Patrick Wieland, chef de mission chez MSF pour la réponse Covid-19 en Suisse, a connu des champs de bataille et des lignes de front, mais il n’aurait jamais imaginé une telle urgence à Genève: «Les réponses au sondage que MSF a effectué montrent que les bénéficiaires craignent moins le coronavirus que ses conséquences économiques. Par ailleurs, ironiquement, ils se sentent en meilleure santé physique depuis qu’ils ont cessé de travailler et cela constitue une indication sur la pénibilité des emplois qu’ils occupent dans la domesticité, la restauration ou sur les chantiers.»
Pour Esther Alder, conseillère administrative chargée du Département de la cohésion sociale et de la solidarité, «l’Etat doit prendre le relais car il est inadmissible que ceux qui travaillent dans l’économie grise et contribuent à la richesse du canton en soient réduits à dépendre de sachets de pâtes pour survivre».