Les banquiers se sont toujours impliqués dans les affaires de la Cité. Ivan Pictet, ancien associé senior de la banque genevoise, préside la Fondation pour Genève qui poursuit un travail de longue haleine pour promouvoir la dimension internationale du canton. Rencontre à l’occasion des 40 ans de l’institution.

Le Temps: Quel a été le moment décisif de votre implication dans la fondation?

Ivan Pictet: Au début des années 1990, nous avions un gouvernement monocolore à Genève, muselé alors par le parlement. La fondation avait été exclue du CAGI, Centre d’accueil de la Genève Internationale, jugé à l’époque de la seule prérogative du secteur public. Nous avons organisé une sorte de putsch à la fondation en occupant les dépendances du CAGI afin d’imposer nos vues. Nous avons contribué comme représentants du secteur privé à faire réaliser aux autorités genevoises qu’il fallait un centre de promotion, avec un partenariat public/privé à Genève. Nous y avons entre autres publié des études pour montrer le poids de cette Genève internationale.

– Qu’en est-il ressorti?

– Elles ont montré à quel point le canton dépendait de sa vocation d’ouverture vers le monde. La dernière étude d’impact de la Genève Internationale sur l’Arc Lémanique révèle que le secteur international, public et privé, représente plus de 50% du PIB genevois, c’est-à-dire de la prospérité du canton. C’est tout simplement vital. Il fallait démontrer cela car trop de gens pensaient que ces institutions «étrangères» sentent le coût mais pas le revenu. Elles représentent pourtant un poids en recettes fiscales plus important que leur poids économique (plus de la moitié des recettes fiscales). Les cadres étrangers des multinationales paient en effet plus d’impôts que les Suisses car ils sont mieux payés. Et les fonctionnaires internationaux dépensent aussi beaucoup sur place.

– Comment la fondation s’est-elle structurée?

– Elle a multiplié les initiatives, créer un secrétariat dirigé par Tatjana Darani et lancé (ou relancé) plusieurs initiatives avec leurs propres comités et une soixantaine de bénévoles qui organisent quelque 200 évènements par an. Il a fallu faire un appel au soutien financier d’un grand nombre d’entreprises et de privés pour financer le tout. La Fondation pour Genève se targue en effet d’être une organisation entièrement privée. Aujourd’hui, toutes ces «sections» – Cercle International, Club Diplomatique, Réseau d’accueil, Eduki – ont pris leur indépendance. La Fondation a en quelque sorte joué le rôle «d’incubateur» et continue de les soutenir sous diverses formes.

– Comment bien raconter une Genève internationale qui paraît le plus souvent très désincarnée?

– Si seulement les locaux, l’autre moitié de la population, comprenait ce que peut lui apporter la population étrangère… Tous les grands défis auxquels le monde entier est aujourd’hui confronté ont, dans leur grande majorité, «leurs laboratoires de recherche» à Genève, que ce soit dans le domaine de l’humanitaire, de la santé, du commerce, des télécommunications, de la propriété intellectuelle, des migrations, etc. Ce développement du «soft governance» dont Genève a fait sa spécificité offre de grandes perspectives.

– La prise de conscience de la vocation internationale à Genève est-elle effective?

– Elle le devient, je le crois. Tant à Berne qui voit un Didier Burkhalter promouvoir la Genève internationale à chaque occasion et un parlement fédéral qui a voté à l’unanimité des crédits substantiels, ou à Genève où le nouveau département présidentiel, avec à sa tête l’efficace François Longchamp, a pris très au sérieux ses responsabilités vis-à-vis du secteur international, il souffle un esprit nouveau, positif, apolitique, et animé par une volonté de partenariat avec le secteur privé.

– Genève doit-elle faire face à une concurrence accrue dans ce domaine?

– Oui, le fonds vert parti pour la Corée du Sud en 2014 a sonné comme un signal d’avertissement et des villes comme Copenhague ou Kuala Lumpur se profilent clairement comme challengers. Par exemple, les inquiétudes se font grandissantes pour le HCR à cause de coûts qui explosent sur le terrain et l’impératif de baisser les frais administratifs au siège. Observez toutefois qu’un sujet aussi délicat que la réglementation d’internet se trouve désormais à Genève. Notamment car nous sommes perçus comme un lieu peut-être cher mais pratique du fait de la concentration d’institutions qui s’occupent depuis ici des affaires du monde. Nous pouvons continuer à jouer un rôle prépondérant. Le multilatéralisme a de l’avenir.

– Pourquoi ne pas organiser une grande conférence internationale de chefs d’Etats à Genève pour donner encore plus de lustre à la ville?

– Ce serait certainement une bonne nouvelle mais il ne faut pas se leurrer. L’organisation de conférences est aussi convoitée que celle de Jeux olympiques. Contentons-nous des quelques 3000 conférences plus discrètes qui se tiennent chaque année à Genève. Et de négociations de paix comme celle actuellement sur la Syrie, le Yémen et d’autres.

– Quelle est votre analyse de la situation du canton?

– Genève est minée à la fois par son endettement et par la perspective de la diminution de recettes fiscales dans le cadre de RIE III, et un parlement qui n’est pas tendre avec le gouvernement et qui refuse tout déficit. Le canton de Vaud, souvent montré comme un succès d’équilibre budgétaire, a fait filer une partie de la dette en direction des communes, ce qui n’est pas le cas ici. Reste que Genève et la Suisse se trouvent dans une situation toujours favorable. Il faut peut-être revoir des certitudes du côté de la BNS pour relancer la machine.

– Nous manquons d’innovation dans ce domaine?

– L’orthodoxie de la Banque Nationale Suisse en matière de politique monétaire me paraît exagérée. L’idée que la BNS fasse un quelconque usage d’une infime partie des gigantesques réserves sur lesquelles elle est assisse me paraîtrait intéressante si cela pouvait relancer la conjoncture et faire baisser le franc. Ne connaissons-nous pas un nouveau paradigme qui nous force à prendre des risques et à tenter des choses nouvelles? Il faudrait créer un fonds souverain avec pour but d’investir dans les infrastructures en Suisse plutôt qu’à l’étranger. La BNS est assise sur un énorme bilan, elle pourrait agir. L’Etat peut difficilement le faire sans creuser ses déficits. Ce n’est pas simple car cela dépasse les prérogatives actuelles de la BNS.

– Un nouveau contrat social est à l’ordre du jour?

– Il y a une question d’allocation des ressources qui m’interpelle. Les populations des pays comme le notre vieillissent rapidement et avec elles leurs électeurs âgés qui réclament toujours plus de soins coûteux. On n’a pas besoin d’être grand clerc pour en déduire qu’il faudra puiser de plus en plus sur la formation de la jeunesse et sur l’incitation à l’innovation et à la recherche. Je pense donc que nous devons impérativement réinventer notre modèle, corriger les excès de l’état providence et inciter les jeunes à aller voter et à prendre leurs responsabilités. Ce sont eux les entrepreneurs de demain dont dépend l’avenir du pays. Nous leur léguons déjà nos endettements excessifs, donnons leur au moins les moyens de réussir, quitte à leur céder un certain nombre des prérogatives des ainés. Pour ma part je ne serais pas contre le renoncement du droit de vote à un certain âge à déterminer.