A l’automne, les Genevois ont découvert un mythe zurichois dans un emblème genevois: la Confiserie Sprüngli avait élu domicile au rez-de-chaussée du grand magasin Bongénie Grieder, les pastels des petits macarons Luxemburgerli frayant avec les flacons de parfum et les fards à paupières. Sans ostentation, conformément à l’esprit des deux entreprises suisses désormais unies dans le chocolat.

Après Läderach en 2010, l’industriel glaronais de qualité qui étend son emprise sur Genève avec trois points de vente, après Läckerli Huus dans un autre registre, arrivé la même année, les chocolatiers alémaniques s’enthousiasment pour Genève. Et les Français ne sont pas en reste.

Paradeplatz de la Cité de Calvin

Sprüngli rue du Marché, devant la place du Molard, donc. Car comme le dit joliment son patron, Tomas Prenosil (voir ci-dessous), c’est un peu la Paradeplatz de la Cité de Calvin. Avec une même équation: grosse affluence, énorme concurrence. Jetez un coup d’œil alentour: place du Molard, les «Poubelles de Genève» et les «Petits Calvins» font basculer le gourmand dans un antinomique abîme de douceur grâce au chocolatier Rohr.

Un peu plus loin, la maison Auer offre ses truffes et ses renommées amandes princesse, de divine mémoire pour le secrétaire d’Etat américain John Kerry notamment, qui ne rate pas une occasion de les y aller chercher lorsqu’il est de passage à Genève.

Côté Bel-Air, l’antre de Du Rhône Chocolatier recèle ses fameuses ganaches noires amères et ses mokas glacés. A quelques pas de là, dans le passage des Lions, le maître chocolatier Philippe Pascoët tente les fines bouches avec ses ganaches aux fruits, aux infusions et aux épices. En face de Bongénie, les chocolats concassés en vrac de Läderach font de l’œil à une clientèle plus touristique. Et puis Martel, et puis la Bonbonnière, et la liste n’est pas exhaustive.

La rue ou rien

Si la concurrence des meilleurs n’a pas effrayé Sprüngli, le patron de Bongénie Grieder y voit, lui, un moyen d’augmenter la fréquentation de son magasin, qui souffre du franc fort, du tourisme d’achat et du commerce en ligne. «Sprüngli fait partie des passages obligés des Genevois à Zurich, explique Pierre Brunschwig, associé gérant du groupe. Je me suis dit que si j’arrivais à les faire venir à Genève en exclusivité chez nous, ils feraient un tabac.»

Les discussions démarrent voilà déjà deux ans, «car les patrons de Sprüngli sont des gens très prudents et pointilleux sur le contrôle, les paramètres de qualité et de conservation, la présentation, de la couleur du bois aux coloris de la devanture», raconte Pierre Brunschwig. Mais Sprüngli ne veut pas du quatrième étage qu’il lui propose, où se tient Philippe Pascoët depuis cinq ans. Pour le zurichois, c’est la rue ou rien; ce sera la rue.

C’est apparemment sans amertume que le Carougeois Pascoët a donc fait ses bagages, «d’un commun accord avec Bongénie», fin août dernier. Le maître chocolatier est déjà en train de rebondir: il a convaincu l’Hôtel de la Paix, du groupe Ritz-Carlton, de lui aménager une petite place dans son lobby. «A ma connaissance, c’est une première, déclare l’artisan chocolatier. J’espère arriver au même chiffre d’affaires qu’au Bongénie, en touchant une autre clientèle.» Le mariage du talentueux maître artisan et du colosse mondial aura lieu début janvier.

Rancœurs transfrontalières

Pourtant, il ne suffit pas d’ambitionner Genève pour la conquérir. Philippe Pascoët, bardé de distinctions depuis 2006, le sait bien: «Certains chocolatiers français s’imaginent qu’ici, c’est l’eldorado, estime le Carougeois d’origine bretonne. Mais c’est juste un arrondissement de Paris. Ce qui marche là-bas ne marche pas à Genève. C’est joli sur le papier, mais il faut pouvoir se payer un bel emplacement.»

Un constat qui n’a pas échappé à Pierre-Alexandre Juffard, même s’il possède un endroit rêvé, quai du Mont-Blanc, pour sa pâtisserie Alexandre. Présent à Yverdon depuis dix ans, il a ouvert à Genève en 2014, pour son plus grand souci: «Je ne suis pas content du tout, le marché est catastrophique.» Et ce Français de se lancer dans une violente diatribe contre le tourisme frontalier: «Même les Genevois qui ont les moyens font leurs courses en France! Si ceux-là ne jouent plus le jeu du marché local, qu’allons-nous devenir?»

C’est précisément la question que se pose le pâtissier-chocolatier français Lesage, qui s’est établi dans le quartier de Florissant il y a moins d’un an, avec des produits aux couleurs acidulées et aux motifs graphiques. S’il se garde de tout pronostic hâtif, il a décidé de fermer son établissement le samedi matin dès l’année prochaine, faute d’affluence. «Mon commerce est tiré en avant grâce au tea-room, dit Sébastien Lesage. Mais je pensais vendre davantage de macarons et de chocolat.» Et qu’on n’aille pas croire que la différence de prix qu’il pratique compense la faiblesse des ventes: «Je facture mes pralinés 78 francs le kilo à Annemasse et 120 francs à Genève. Mais j’ai des frais de douane sur la production et l’arcade ne coûte pas le même prix.»

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De plus, une rumeur inquiétante circule parmi les chocolatiers français: l’arrivée imminente d’un Meilleur Ouvrier de France pâtissier-confiseur à Genève. Ce concitoyen, immigrant putatif, les tracasse davantage que les Alémaniques. D’ailleurs, les vieilles rancœurs transfrontalières n’épargnent pas la ganache: «Beaucoup de collègues restent plus vigilants face aux Français que face aux Alémaniques, atteste Eric Emery, président de l’Association des boulangers-confiseurs. Car certains les soupçonnent d’engager des stagiaires peu payés, même si cela n’a pas été démontré.» Eric Emery rappelle que si le marché genevois n’est pas saturé, il n’en est pas pour autant extensible à merci.

S’il en est un pourtant qui ne ménage pas Sprüngli, c’est Roger Rohr, représentant de la troisième génération à la tête de la chocolaterie du même nom: «La stratégie de cette entreprise est de s’accaparer le marché des artisans, alors qu’on peut douter de l’utilisation judicieuse de cet adjectif s’agissant de cette entreprise.» Il critique aussi le bilan carbone des chocolats Sprüngli, qui viennent de Suisse alémanique. Mais il compte sur la fidélité de sa clientèle. S’il a observé une légère baisse de son chiffre d’affaires à l’arrivée de Läderach, elle fut temporaire.

Face à Sprüngli, beaucoup tremblent sans doute sans l’avouer. Mais pas Philippe Auer, représentant de la cinquième génération à la tête d’une institution ancestrale. Dont un concurrent dit de lui qu’il peut même s’épargner de rénover son magasin à l’ancienne, tant sa réputation est acquise. «Si Sprüngli vient à Genève, tant mieux pour le business, c’est une saine concurrence, affirme Philippe Auer. Mais je ne considère pas ce chocolatier comme un véritable artisan et ses clients ne sont probablement pas les miens.» Il ne faut pas lire dans ces propos un orgueil fanfaron. Il y a, comme ça, des certitudes qui prennent le temps pour appui, une constance qui semble défier les modes. Si Auer le sait, Sprüngli aussi.


«Il n’y a pas de Röstigraben du chocolat!»

Tomas Prenosil et son frère Milan, patrons de Confiserie Sprüngli, sont les représentants de la sixième génération à la tête de l’entreprise. Déjà présents à l’aéroport de Genève, ils se sont établis en octobre dans le magasin Bongénie Grieder. Avec mille collaborateurs et un chiffre d’affaires annuel de plus de 100 millions de francs, l’entreprise dispose de 21 magasins, dont 14 à Zurich et dans ses environs.

Le Temps: Ne pensez-vous pas que le marché genevois du chocolat est proche de la saturation?

Tomas Prenosil: Non, pas dans le segment du haut de gamme. Genève est une grande ville, prisée des touristes, des internationaux, et un point de chute pour les loisirs à la montagne. Nous n’étions pas encore présents en Suisse romande, Genève Aéroport excepté. C’était l’occasion.

– Le succès de Läderach à Genève vous a-t-il encouragés?

– Pas du tout, car nous ne sommes pas dans le même segment.

– Pourquoi avoir pris pignon sur rue dans le magasin Bongénie Grieder?

– Bongénie Grieder est une entreprise familiale comme la nôtre, dont nous partageons les valeurs et le segment de marché haut de gamme. Nous sommes aussi voisins à Zurich. Et puis cet emplacement dans les Rues-Basses, c’est un peu la Paradeplatz de Genève! Nous n’y sommes pas dépaysés.

– Mais c’est là que sont présents beaucoup d’excellents chocolatiers locaux. Ne sous-estimez-vous pas l’attachement des Genevois à leurs artisans?

– Je ne pense pas. Nous respectons les chocolatiers locaux tout comme la loyauté des clients à leurs fournisseurs. Mais nous sommes convaincus aussi que nous pouvons prendre notre part dans le secteur de qualité qui est le nôtre. Notre image en Suisse romande et à l’international nous y aidera. Je ne crois pas qu’il y ait un Röstigraben du chocolat! Ce genre de ressentiment est dépassé et je ne doute pas que Sprüngli s’intégrera dans le paysage genevois. Car le consommateur va là où la qualité est au plus haut.

– Vous êtes donc aussi bons que les chocolatiers genevois les plus fameux?

– Oui, définitivement. Même supérieurs! (Rire.)

– Vous dépassez légèrement les prix genevois. N’est-ce pas un handicap?

– Notre politique de prix est partout la même, y compris dans la vente en ligne. Mais pour notre niveau de qualité, nous restons très compétitifs. Les Genevois savent ce qui est bon et ont un certain pouvoir d’achat.

– Quel chiffre d’affaires visez-vous?

– Avec ce positionnement géographique mais sans offrir de pâtisserie, nous visons un chiffre aussi bon qu’à l’aéroport, où nous affichons une jolie croissance. Mais comme entreprise familiale, nous ne communiquons pas nos chiffres.

– Vos douceurs accusent cependant un mauvais bilan carbone, puisqu’elles sont fabriquées en Suisse alémanique!

– Nous livrons nos deux points de vente genevois deux fois par semaine en moyenne, cela dépend de la saison. Par camion, car on ne peut pas confier notre confiserie aux CFF. Pour le moment, la moitié de notre flotte fonctionne au gaz naturel, l’autre moitié au diesel. Mais en 2017, toute notre flotte roulera au gaz naturel. Les véhicules électriques ne sont en revanche pas envisageables, à cause de la réfrigération que le chocolat nécessite.

– Avez-vous engagé du personnel local?

– Oui, mais nous avons aussi des employés frontaliers. Nos salaires sont les mêmes qu’à Zurich.