Justice
Appâtées par la police et arrêtées deux fois pour avoir violé l’ordonnance Covid-19 leur interdisant toute activité avec des clients, ces travailleuses du sexe ont vécu une détention difficile. Récit combiné de deux audiences

Rien ne prédestinait Flavia* et Alicia*, travailleuses du sexe et transgenres, à finir dans l’univers impitoyable de Champ-Dollon. Habituées à vendre leurs charmes pour échapper à la misère de leur Brésil natal, elles ont été rattrapées par le zèle exploratoire des policiers genevois, bien décidés à faire respecter l’ordonnance fédérale interdisant la prostitution pour cause de pandémie. Précarisées par la crise sanitaire et récidivistes de la bravade, les prévenues comparaissaient, l’une après l’autre, ce mardi devant le tribunal.
Cauchemar carcéral
Arrêtées une première fois début avril par des agents qui téléphonaient en se faisant passer pour des clients, les prévenues ont été rapidement libérées avec rappel de l’interdit et coordonnées d’une association de soutien. Une expérience qui ne les a visiblement pas incitées à davantage de prudence. Dix jours plus tard, rebelote. Flavia et Alicia étaient embarquées à nouveau, mises en prévention par le procureur «spécial Covid-19», Stéphane Grodecki, placées en détention provisoire pour une durée d’un mois et testées négatives au virus.
La prison, c’est bien connu, est un cauchemar pour les trans. Proies faciles, surexposées à la stigmatisation et à la violence physique ou verbale, les intéressées, qui ont des papiers avec une identité masculine et qui n’ont pas achevé leur transformation, ont dû être placées à l’isolement pour les protéger des autres détenus, hommes ou femmes. Un régime également très dur à supporter. «J’ai passé vingt-quatre jours complètement seule», explique Alicia, 39 ans, une belle énergie malgré la situation. Quant à Flavia, 39 ans, elle raconte avoir été humiliée et observée sous la douche comme une bête de foire par plusieurs gardiens.
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«Perception différente»
Défendue par Me Guillaume de Candolle, Flavia, accusée d’avoir eu des relations sexuelles avec 12 clients malgré l’interdiction, tente de convaincre le juge Antoine Hamdan qu’elle n’avait pas vraiment le choix. Il fallait manger, payer le loyer, et les 150 francs promis pour la semaine suivante par l’association Aspasie n’allaient pas suffire. Pour couronner le tout, la police avait séquestré tout son argent lors de sa première interpellation. «Ce n’était pas très intelligent», plaidera son avocat.
La travailleuse du sexe, qui ne comprend pas bien le français, soutient aussi qu’elle n’avait pas réalisé «la puissance du virus». Sur internet, elle écoutait les nouvelles du pays et voyait le président Jair Bolsonaro évoquer une grippette. Pour Flavia, sous trithérapie pour le VIH, «la perception était forcément différente», dira encore Me de Candolle, à l’heure de plaider la clémence du tribunal. Non sans souligner que les clients avaient bien accès à l’information et ne trouvaient pas tout cela si grave non plus. Ces hommes n’étaient pas des personnes vulnérables et la spécialité de Flavia, les pratiques sadomasochistes, entraînait finalement peu de contacts.
Mise en danger générale
Alicia, défendue par Me Gazmend Elmazi – au moins une vingtaine de clients durant la période incriminée et une infraction à la loi sur les stupéfiants en plus pour avoir fourni deux grammes de cocaïne à l’un de ces adeptes du marathon sexuel – reconnaît et regrette avoir continué à recevoir des clients. L’explication est la même. C’était par nécessité économique.
Pas de quoi émouvoir le procureur: «Des milliers de personnes se sont trouvées dans une situation dramatique mais la très grande majorité a respecté les consignes et n’a pas fait primer ses intérêts sur la santé de toute la population.» Contre Flavia et Alicia, le Ministère public a requis des peines privatives de liberté de 10 et 11 mois, sans s’opposer au sursis. Il a également demandé leur expulsion du territoire mais a renoncé à solliciter un maintien en détention, car les vols en avion sont encore impossibles à organiser.
«Disproportion»
Dernier à plaider, Me Elmazi a osé le tout pour le tout. Demander l’acquittement d’Alicia en attaquant la disproportion de l’interdiction imposée du jour au lendemain par le Conseil fédéral, sans aucune contrepartie et sans échéance claire, au domaine de la prostitution. La défense a également critiqué «la tromperie» policière dans une affaire où cela n’était pas nécessaire, et appelé, subsidiairement, le tribunal à renoncer à l’expulsion. «Ma cliente est venue en Suisse pour travailler légalement. Le jour où ce renvoi sera exécuté, l’infraction reprochée n’existera même plus.»
Rien de tout cela n’a trouvé grâce aux yeux du juge. Celui-ci estime que l’ordonnance Covid-19 est valable et la faute lourde. Flavia et Alicia écopent respectivement de 6 et 7 mois de prison avec sursis et leur expulsion est prononcée pour 3 ans. Un appel est déjà annoncé, au moins sur ce point. Seule consolation, et pas des moindres, elles pourront quitter la prison ce soir.
* Prénoms fictifs