Anne Tercier souffre d’un handicap. Agée de 41 ans, elle vit dans une institution lausannoise, Eben-Hézer, qui accueille des personnes atteintes de déficience intellectuelle. Il y a deux ans, elle perd ses droits politiques suite à des changements législatifs et des couacs administratifs. Stupeur. Elle ressent cette décision comme une négation de son humanité. Anne Tercier se bat et retrouve finalement tous ses droits politiques. Son histoire, racontée par Le Temps en septembre, n’est pas unique. C’est pour éviter que de telles situations ne se reproduisent que le canton de Genève propose de supprimer toute exception au suffrage universel. Ce qui serait une grande première en Suisse.

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A l’occasion d’un référendum obligatoire, les Genevois devront dire le 29 novembre s’ils acceptent de supprimer la possibilité pour un tribunal de «suspendre les droits politiques des personnes durablement incapables de discernement». Aujourd’hui, plus de 1200 personnes âgées ou souffrant d’un handicap mental ou psychique sont privées de leurs droits politiques. Inacceptable pour le député socialiste Cyril Mizrahi, qui se bat pour que tout individu, quel que soit son handicap, soit reconnu comme citoyen ou citoyenne. «Une vie, une voix», lance-t-il en guise de slogan: «Avoir un handicap mental ou psychique n’empêche absolument pas d’avoir une opinion. Le droit de vote est quelque chose d’éminemment personnel et subjectif. On le sait bien, suivant les sujets, on vote avec la tête ou avec le cœur.»

«Une vie, une voix»

Bénéficier des droits politiques, c’est appartenir à la communauté, être reconnu. Celui qui est aussi avocat auprès d’Inclusion Handicap rappelle que les droits civiques et les droits politiques ne sont aucunement liés et que l’on peut très bien voter et ne pas pouvoir effectuer d’autres actes, comme signer un contrat.

Si la réforme est acceptée, tout Genevois recevra, dès ses 18 ans, son enveloppe de vote. Quant à ceux qui seraient incapables d’exercer leurs droits politiques, ils ne rempliraient tout simplement pas leur bulletin qui finirait à la corbeille. Ce renversement du fardeau de la preuve, éviterait, selon le comité «Une vie, une voix» de priver à tort certaines personnes de leurs droits, ou de laisser des juges, des fonctionnaires ou des médecins décider qui est citoyen.

Non-respect des engagements internationaux

En cas de oui à cette réforme, Genève serait donc pionnier, lui qui est déjà le canton le plus progressiste dans le domaine. Une décision judiciaire est nécessaire pour priver des personnes incapables de discernement de leurs droits civiques, alors que, sur le plan fédéral et dans tous les autres cantons, ces droits sont retirés dès qu’une curatelle de portée générale – instituée si une personne a un besoin d’aide très important – est prononcée. Dans le Jura, à Neuchâtel, au Tessin et dans le canton de Vaud, une réintégration est possible en prouvant la capacité de discernement. Partout ailleurs, seule la révocation de la curatelle permet de retrouver ses droits civiques.

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Pour Cyril Mizrahi, la situation actuelle, tant à Genève que dans toute la Suisse est en contradiction totale avec la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), ratifiée par la Confédération en 2014. Selon le comité CDPH – chargé de l’application de cette convention – aucune limitation des droits politiques n’est justifiée: «La capacité d’une personne de prendre des décisions ne peut être invoquée pour restreindre l’exercice des droits politiques», écrit-il.

La Confédération ne veut rien changer

Cette instance aurait dû présenter son rapport sur la Suisse cet automne. Suite à la pandémie, cet examen a été reporté d’un an. Selon Cyril Mizrahi, il n’y a aucun doute, la Confédération va se faire tancer, car elle empêche des personnes handicapées d’exercer leurs droits politiques: «Le comité n’a jamais fait d’exception sur ce point. J’ai l’impression que le Conseil fédéral attend de se faire taper sur les doigts pour enfin réagir», affirme le député socialiste. Il insiste: «De nombreux pays européens comme la France, l’Autriche, l’Italie, la Grande-Bretagne ou encore l’Espagne ne limitent absolument pas ces droits.»

Du côté de la Chancellerie fédérale, on considère que la législation suisse est compatible avec les exigences de la Convention. Dans sa réponse aux questions du Temps, elle écrit que «la Suisse fait actuellement l’objet d’une évaluation de la part du Comité des droits des personnes handicapées et ce, pour la première fois depuis la ratification de la Convention. Le Comité CDPH rendra ses recommandations finales à l’issue du processus. La mise en œuvre de celles-ci sera examinée à ce moment-là.» La Chancellerie confirme que, pour l’heure, il n’y a aucun projet de réforme en cours sur le plan national.

Crainte des captations de suffrages

Quant au Bureau fédéral de l’égalité pour les personnes handicapées, il rappelle qu’une curatelle de portée générale n’est appliquée qu’en ultima ratio, s’il y a incapacité de discernement. Cet argument a convaincu le député PLR Murat Alder, auteur du rapport de minorité au Grand Conseil genevois. Son opposition à cette nouvelle loi est aussi motivée par la crainte de captation de suffrages. En d’autres termes, que des proches votent en lieu et place des personnes souffrant d’une grave déficience psychique. «Les risques existent et c’est particulièrement sensible à Genève où il est arrivé, à plusieurs reprises, que des votations se jouent à une dizaine de voix près. En tout cas, si cette réforme est acceptée, il faudra renforcer les contrôles», affirme Murat Alder.

Cyril Mizrahi ne partage pas du tout ces craintes. Il dénonce: «Un soupçon généralisé. On laisse entendre qu’il y aurait plus de fraudeurs parmi l’entourage des personnes handicapées que dans le reste de la population. Sur quelle base? C’est juste un préjugé et c’est inacceptable. La captation des suffrages est un risque lié au vote par correspondance. De toute façon, il ne faut pas punir collectivement les victimes potentielles à la place des fraudeurs.»

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Dernière grave discrimination

Cet objet est peu débattu à Genève et seule l’UDC et les Jeunes libéraux-radicaux y sont officiellement opposés, mais le résultat reste incertain et sera très suivi dans toute la Suisse. Si la nouvelle loi est acceptée, elle pourrait faire des émules, à commencer par le canton de Vaud. Le député de solidaritéS Hadrien Buclin a déposé en 2019 une motion «pour mettre un terme aux discriminations en matière de droits politiques contre les personnes atteintes de troubles psychiques ou de déficience mentale». A une voix près, la Commission des institutions et des droits politiques a soutenu ce texte, qui va dans le même sens que la réforme genevoise. Quant au plénum, il ne s’est pas encore prononcé. En Valais, des interventions parlementaires sont également prévues, alors que Neuchâtel travaille sur une nouvelle loi.

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Et sur le plan fédéral? Les associations de défense des personnes handicapées attendent la votation genevoise pour affiner leur stratégie. Mais pour le professeur honoraire de droit public Thierry Tanquerel, il faut absolument modifier la Constitution fédérale et supprimer ce point qui dit que tous les Suisses et toutes les Suissesses ont le droit de vote sauf «s’ils sont interdits pour cause de maladie mentale ou faiblesse d’esprit». Selon lui, c’est la dernière grave discrimination en matière de droit politique.