Appliquer les recettes du Tessin pour enfin doter Genève d’une véritable école inclusive: c’est la volonté des socialistes qui, avec le soutien de la gauche et de quelques élus UDC, viennent de déposer un projet de loi afin d’abolir la «ségrégation» des enfants à besoins particuliers. A quelques mois du départ de la cheffe de l’école genevoise, Anne Emery-Torracinta, qui avait fait de l’inclusion scolaire l’une de ses priorités lors de son élection en 2013, la démarche sonne comme un désaveu.

Si elles ne nient pas la volonté politique sincère de la socialiste, les associations telles que la Fégaph (Fédération genevoise d’associations de personnes handicapées et de leurs proches) ou Insieme jugent la situation actuelle très insatisfaisante. «Genève, qui partait de très loin, a certes fait un petit bout de chemin pour inclure les élèves différents, mais ce n’est de loin pas suffisant. Trop d’entre eux continuent d’être systématiquement envoyés vers l’enseignement spécialisé», estime le député socialiste Cyril Mizrahi, par ailleurs vice-président de la Fégaph et auteur du projet de loi. «L’accompagnement en classe régulière reste limité: dans le meilleur des cas, un élève a le soutien d’un éducateur à mi-temps et les parents doivent se battre pour qu’une mesure soit reconduite d’une année à une autre», renchérit la députée écologiste et présidente de la Fégaph Marjorie de Chastonay, elle-même mère d’un enfant autiste.

Les «défis sont encore nombreux»

Introduite en 2014, l’école inclusive genevoise a-t-elle tenu ses promesses? Hasard du calendrier, le Conseil d'Etat vient de rendre mercredi un rapport sur ce vaste concept qui visait à «offrir l’environnement le plus adapté» aux élèves, indépendamment de leurs difficultés scolaires, handicap, origine ou encore milieu social.

En matière d’enseignement spécialisé, il préfère voir le verre à moitié plein. «Le taux de scolarisation dans des structures séparatives est passé de 64% à 44% entre 2016 et 2021. Parallèlement, il a augmenté de 4% à 25% dans les dispositifs inclusifs», relève le rapport. Si le Conseil d'Etat se félicite de ce constat, il reconnaît que les «défis sont encore nombreux» pour permettre à l’enseignement régulier d’absorber la majorité des élèves.

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C’est précisément le but du modèle tessinois, basé sur trois niveaux. En fonction de leurs besoins et de leurs capacités, les élèves sont scolarisés soit dans des classes ordinaires avec l’appui d’un enseignant spécialisé pour deux ou trois élèves, soit dans des classes spécialisées à petit effectif, au sein des établissements réguliers. L’enseignement spécialisé n’est réservé qu’aux élèves atteints de pathologies très lourdes. «Ce système permet actuellement à quelque 500 élèves de maintenir des rapports sociaux avec les autres, mais aussi de rester proches de leur domicile», a salué le socialiste Manuele Bertoli, conseiller d’Etat tessinois chargé du Département de l’instruction publique. De 20 millions de francs en 2014, le budget de la pédagogie spécialisée est passé à 40 millions. «Un investissement à long terme pour la société», juge Manuele Bertoli.

Petits pas ou révolution?

Sur cette base, le projet de loi socialiste demande que, dans un délai de cinq ans, chaque école soit équipée pour recevoir des classes inclusives (accueillant quatre élèves au maximum) et spécialisées (huit élèves) sur le modèle tessinois. Le tout avec un taux d’encadrement d’un enseignant pour trois élèves. Condition de taille: tant que le dispositif n’est pas en place, aucune nouvelle structure spécialisée ne doit être ouverte.

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Quid des coûts? Marjorie de Chastonay n’articule pas de chiffres mais estime que des économies d’échelle sont possibles. «Actuellement, on a deux systèmes scolaires qui fonctionnent en silos. En transférant les ressources de l’enseignement spécialisé vers l’ordinaire, on gagnera en efficacité et on mutualisera les coûts», détaille-t-elle, précisant qu’il faut garder de la flexibilité pour qu’un élève puisse passer d’un dispositif à l’autre.

Interrogée, Anne Emery-Torracinta soutient les valeurs défendues par ce projet qui, à ses yeux, ne remet pas en cause son action. «Je comprends l’impatience des parents qui trouvent que les choses ne vont pas assez vite. Ce projet aura le mérite de poser le débat politique: faut-il continuer à avancer à petits pas en tenant compte des réalités, comme je l’ai fait ces dernières années, ou faut-il lancer une vraie révolution pour Genève?» Manque de locaux, méfiance des enseignants ou encore réticence de la droite: les obstacles à venir seront nombreux, mais les associations, elles, ont fait leur choix.

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