Au Grand-Saconnex, rébellion contre la Cour des comptes
Genève
Le Grand-Saconnex s’est retrouvé cloué au pilori par un audit de la Cour des comptes. Convaincu d’être accusé à tort, il accuse celle-ci de partialité. Dans sa manche, un avis de droit d’un expert qui pointe de sévères lacunes dans l’enquête

A la mairie du Grand-Saconnex ce jour-là, trois visages déterminés autour d’une immense table de réunion, distance sociale oblige. Même le Covid-19 n’a pas suffi à éteindre leur colère et leur ressentiment. Voilà près d’une année que ces conseillers administratifs ressassent leur infortune, depuis que la Cour des comptes a mis le nez dans leurs affaires. Désormais, ils ont suffisamment de munitions pour lui déclarer la guerre.
En juillet dernier, un audit de gestion et de légalité sur les ressources humaines de la commune a souffleté les autorités communales. Ayant été saisie de communications citoyennes, la Cour des comptes, au terme d’une année de travail, dénonce sans ménagement une situation grave nécessitant d’y remédier sans tarder. Les réponses à un questionnaire anonyme adressé aux collaborateurs (72% de réponses) évoquaient en effet des personnes «en détresse», des comportements inappropriés, un manque de bienveillance. Et ce, malgré une «hotline confiance» ouverte auprès d’une société privée. Le secrétaire général est également pointé du doigt, parmi d’autres reproches formulés aux autorités. La Cour conclut que l’exécutif «n’est pas à l’écoute de son personnel et rejette en bloc les critiques ainsi que les demandes d’aide». Ce qui permettait à la Tribune de Genève de titrer «Employés en souffrance, mobbing et déni à la Mairie».
Impression «d’un procès à charge»
De quoi inquiéter le citoyen. Et de quoi froisser durablement des conseillers administratifs bien décidés à ne pas tolérer pareille avanie. Selon eux en effet, l’organe de contrôle leur a fait un procès en sorcellerie. «Nous avons eu l’impression que la Cour des comptes instruisait un procès à charge, sans aucune pièce, sur la base de dénonciations anonymes et orientées», explique le PDC sortant Jean-Marc Comte. Exemple: les allégations de comportements inappropriés deviennent des évidences, sans que la Cour ait mis au parfum l’exécutif sur leur teneur. Des comportements qu’elle n’a pas jugé bon de dénoncer au Ministère public. «Tout ce qui a été dit contre nous a été pris pour de l’argent comptant, sans que la Cour ait interrogé ceux qui étaient satisfaits et sans que nous ayons eu le droit d’être entendus», poursuit le PLR Bertrand Favre, non réélu. A gauche, le Vert Laurent Jimaja, pourtant réélu, contrairement à ses collègues de l’Entente remerciée, ne dit pas autre chose: «Ce qui m’a le plus heurté, c’est le terme de déni. Comment pourrions-nous être dans le déni alors qu’on ne sait pas ce que la Cour des comptes est venue chercher?»
Sans réponse à cette question, les trois coriaces vont se mettre à chercher à leur tour. A l’occasion d’une correction factuelle concernant le cahier des charges du secrétaire général, l’exécutif s’aperçoit que cette partie du rapport est un «copier-coller» d’un autre audit portant sur la commune de Lancy. Désormais franchement suspicieux, l’exécutif s’avise de soumettre le projet de rapport tout entier au logiciel de détection des plagiats, utilisé par l’Université de Genève. Il n’en demandait pas tant: 48% du texte concernant le Grand-Saconnex est identique à celui du texte de la commune voisine. Curieux, pour le moins.
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«Le rapport est partiel et partial»
Persuadés dès lors que les dés sont pipés et sous le feu soutenu d’une partie du Conseil municipal, les trois élus décident, par hygiène mentale, d’en appeler à un œil extérieur au canton. Pas n’importe lequel, mais une pointure du droit administratif: Robert Zimmermann, conseil auprès de Wilhelm Avocats à Lausanne, ancien juge de la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal vaudois, auteur de nombreuses publications, docteur en droit de l’Université de Genève. C’est dire que son avis de droit est attendu autant que redouté du côté de la mairie.
L’avis de l’expert, qui leur parvient en octobre, leur offre consolation: quinze pages cinglantes pour l’instance de contrôle. Après avoir passé au crible plus de 100 pièces, le juriste conclut à de sérieuses lacunes dans l’enquête: la Cour des comptes tient pour établis des faits qui sont contestés et ne les vérifie pas; à l’inverse, elle tient pour non établis des faits existants; elle refuse de communiquer au Conseil administratif les informations sur lesquelles elle se fonde; elle ne concède à l’exécutif aucune rectification. Autant d’éléments qui permettent à Robert Zimmermann d’écrire ceci: «Des faits, on ne retient que ce qui va dans le sens prédéterminé. Les éléments à charge sont maintenus, parfois au mépris des faits, les éléments à décharge écartés. Le rapport est partiel et partial.» Interrogé, le président de la Cour des comptes, François Paychère, se refuse à tout commentaire, «faute d’avoir eu connaissance de ce document».
«Le rôle du shérif»
Lequel met du baume au cœur des trois élus, qui ne décoléraient pas depuis la sortie fracassante de l’audit. Pour Robert Zimmermann, leur sentiment d’avoir été salis n’est pas illégitime: «Avant même la procédure, la Cour des comptes a mis la tête de l’audité sur le billot.» Mais pourquoi diable? Pour l’expert, cela est dû à une lacune du droit genevois: «Dans le système de la Constitution genevoise, la Cour des comptes n’est rattachée à aucun des trois pouvoirs, exécutif, législatif ou judiciaire. C’est un ovni constitutionnel. En particulier, la Cour n’est soumise à aucune loi de procédure. Elle en déduit qu’elle est affranchie de toute règle dans ses enquêtes. Cela a pour conséquence que l’entité auditée n’a aucun moyen de se défendre, notamment de recourir.»
Vu de l’extérieur, Genève apparaît donc comme un cas singulier qui serait pittoresque s’il ne provoquait d’alarmantes ambitions: «Comme les autorités politiques genevoises paraissent affaiblies, on voit s’élever deux contre-pouvoirs, le Ministère public et la Cour des comptes, laquelle prend un peu le rôle du shérif», déclare Robert Zimmermann. S’il a raison, le sort des entités auditées est scellé. Ce d’autant plus que la Cour des comptes agit de plus en plus fréquemment sur la base de communications citoyennes, «qui sont en fait des dénonciations anonymes, si on a le courage d’appeler les choses par leur nom», complète l’homme de loi.
Rebondissement rocambolesque
Devant le «shérif», pas question que les «bandits» du Grand-Saconnex se rendent. La commune a mandaté l’avocat genevois Romain Jordan à la faveur d’un rebondissement rocambolesque. Dans son rapport, la Cour reproche à l’exécutif d’avoir ignoré les doléances du personnel alors que la société chargée de la «Hotline» en aurait fait part aux édiles. «Tout démontre que cette accusation est fausse, pour ne pas dire mensongère», avance Romain Jordan.
En effet, le 7 mai dernier, après des mois d’atermoiements, la société reconnaît finalement, malgré une bonne dose d’ambiguïté dans le style, que les accusations déduites de ses propos par la Cour sont fausses. Pour l’avocat, les choses s’éclairent désormais: «Nous allons faire rectifier ce passage du rapport sur les soi-disant propos des collaborateurs. Nous allons aussi demander l’accès aux procès-verbaux des entretiens avec la société, cités dans cette lettre, alors que la Cour prétend qu’ils n’existent pas.»
Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, il va aussi actionner une procédure pour que la Cour des comptes se soumette à la loi sur l’information du public, l’accès aux documents et la protection des données personnelles (Lipad), l’organe de contrôle ayant prétendu jusqu’ici qu’elle n’y serait en rien soumise. «Je ne comprends pas pourquoi la Cour, pourtant garante de la transparence dans l’action étatique, cherche à tout prix à s’éviter d’avoir à l’être elle-même», conclut Romain Jordan. Pas sûr que le feu nourri du Grand-Saconnex reste sans riposte.
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COMMENTAIRE
Un monarque seul, en son royaume
Quand la Cour des comptes se penche sur les communes notamment, elle crée aussi des dégâts collatéraux. Pas sûr que l’objectif d’efficience soit rempli
A Genève, la Cour des comptes mène des audits au pas de charge. Pas moins de douze audits ou évaluations l’année dernière. Elle ratisse large, se penche sur la gestion des eaux potables ou des camps de ski, passe de la police de proximité aux mesures en faveur de la biodiversité. Les communes n’échappent pas non plus à sa vigilance (5% des rapports publiés en 2017 et 2018, 10% si on y inclut la ville). Plusieurs d’entre elles ont vécu l’anxiété de voir ses magistrats débarquer et écouter aux murs, à quoi a succédé la consternation devant des rapports accablants.
L’une d’entre elles, le Grand-Saconnex, vient de piquer la mouche devant les méthodes de la Cour des comptes. D’autres s’en plaignent officieusement. Car même si ce père Fouettard ne prononce pas de sanctions, ses audits provoquent un petit séisme qui conduit les politiciens de milice au découragement. Ils engendrent aussi une bureaucratie énorme, et pour cause: à lire ses rapports, on a l’impression que l’auditeur exige des petites communes une gestion des ressources humaines digne de celle d’une multinationale. Sur le papier, cela fait très sérieux. Sur le terrain, adieu l’efficacité.
Encore faut-il que les critiques formulées soient fondées. Pour la première fois, une petite ville tente de démontrer le contraire, malgré le manque de moyens juridiques. S’il s’avère qu’elle a raison, la curiosité du Grand Conseil devrait être piquée. La mésaventure du Grand-Saconnex pourrait alors déboucher sur une révision de la loi qui fait de la Cour un genre de monarque, seul en son royaume. L.L.Z.