Gustave Moynier, au service du CICR et... du Congo léopoldien
La Suisse coloniale (4/5)
Premier président du Comité international de la Croix-Rouge, le juriste genevois a apporté une aide cruciale à la conquête de ce pays par le roi des Belges Léopold II

Au tournant de l'année, «Le Temps» s'intéresse aux dessous d'un pays sans colonies, mais qui a néanmoins aussi profité de celles des autres
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En Belgique, des statues du roi Léopold II ont été déboulonnées ou aspergées de peinture rouge en symbole du sang des Congolais que le monarque a fait couler pendant une des périodes les plus sombres de la colonisation. A Genève, les bustes d’un des plus fidèles serviteurs du roi des Belges ne subissent pas le même opprobre. Avec Henry Dunant, Gustave Moynier a fondé en 1863 le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qu’il a présidé jusqu’à sa mort en 1910.
A la fin du XIXe siècle, la colonisation est considérée comme une œuvre civilisatrice. Pour se tailler une part du gâteau africain, Léopold II s’appuie sur les réseaux des philanthropes et des savants européens. Il proclame la lutte contre l’esclavage pour s’attirer les soutiens à son projet international, doté de comités nationaux sur le modèle de la Croix-Rouge. Il a jeté son dévolu sur le Congo, dont l’immense fleuve vient d’être navigué par l’explorateur britannique Stanley.
Membre de la Société de géographie de Genève, Gustave Moynier représente la Suisse à la conférence de Bruxelles en 1877 convoquée par Léopold II. «Réunissant la grande bourgeoisie européenne, les sociétés de géographie ont été essentielles dans l’élaboration et la mise en œuvre des projets coloniaux. La Suisse voulait aussi y participer à sa manière, en jouant la carte de la neutralité et de l’humanitaire», expose Fabio Rossinelli, docteur en histoire contemporaine à l’Université de la Suisse italienne, qui s’est penché sur la participation helvétique à l’impérialisme colonial.
«L’Afrique explorée et civilisée»
«Gustave Moynier avait une admiration sans borne pour Lépoold II», affirme l’ancien délégué du CICR Thierry Germond, longtemps déployé en Afrique et qui a fini sa carrière à Bruxelles, où il a épluché les archives relatives à l’Etat indépendant du Congo. Selon lui, le fondateur du CICR était très sensible aux honneurs accordés par les puissants. Lors de la conférence de Bruxelles, il est impressionné par le faste de l’accueil royal, «un logement de trois pièces, un valet de chambre en grande livrée, une voiture constamment attelée, et tout le confort imaginable».
Après son retour à Genève, Gustave Moynier lance L’Afrique explorée et civilisée, une «revue de propagande coloniale», comme la qualifie Fabio Rossinelli. Gustave Moynier planche aussi sur une convention sur le libre commerce sur le fleuve Congo pour prévenir et arbitrer les convoitises entre empires coloniaux. Ces travaux serviront de base à la conférence de Berlin entre 1884 et 1885, où les puissances européennes reconnaissent un Etat indépendant du Congo sous souveraineté du roi Léopold II.
«Plus heureux que les grenouilles de la fable»
Selon les archives consultées par Thierry Germond, Gustave Moynier n’est pas dupe sur les manœuvres du monarque, au pouvoir désormais «absolu» sur ses «nouveaux sujets». Mais «plus heureux que les grenouilles de la fable, les Congolais ont reçu de la providence, sans même le lui avoir demandé, un maître aussi actif que paternel, aussi éclairé que pacifique […]. C’était faire preuve de sagesse que de ne pas doter les nègres de l’Afrique équatoriale d’un gouvernement représentatif pour lequel ils sont loin d’être mûrs», écrit en 1887 Gustave Moynier, qui n’a jamais mis les pieds au Congo.
@letemps Épisode 2 de notre série sur la Suisse coloniale: Les Suisses au service du Congo belge ##TikTokAcadémie ##suisse ##colonial ##racisme ##congo ##belge
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En 1890, pour ses services rendus, le président du CICR est nommé par le roi consul général à Genève du nouvel Etat congolais. Entre-temps, la place financière suisse a participé à un emprunt de 150 millions de francs en faveur du Congo. «A l’époque, c’était une somme considérable et une bouffée d’air pour le Congo alors en grande difficulté», commente Fabio Rossinelli.
Le scandale des mains coupées
Mais, au tournant du siècle, le vernis humanitaire du Congo de Léopold II vole en éclats. Les récits se multiplient sur les exactions commises contre les Congolais soumis aux travaux forcés pour récolter l’ivoire et le caoutchouc. Des photos d’indigènes aux mains coupées pour les punir de leur manque de productivité s’étalent dans la presse internationale.
Face au scandale, le président du CICR ne dit mot. En 1904, il invoque des raisons de santé pour démissionner de son poste de consul général du Congo. Mais, dans sa lettre conservée aux archives belges, il précise qu’il demeure un «chaud partisan et un admirateur de l’œuvre coloniale» du roi.
Dans la création du CICR, la postérité a retenu le visionnaire Henry Dunant, plutôt que le «bâtisseur» Gustave Moynier, selon le titre d’une biographie parue en 2000 (Ed. Slatkine) pour sortir de l’oubli l’autre fondateur de la Croix-Rouge. Son auteur, l’historien Jean de Senarclens, jugeait alors que reprocher à Gustave Moynier les atrocités de Léopold II au Congo était un «mauvais procès».
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Aujourd’hui, alors que le CICR s’interroge sur ses pratiques et sa diversité dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, est-il prêt à se pencher sur la face obscure d’un de ses fondateurs? «Le CICR contemporain n’a pas à rougir de son action en Afrique, notamment dans les années 1960 au Congo, puis au Biafra et au Nigeria, en Angola, dans la Corne de l’Afrique, sans parler des milliers de détenus politiques considérés à l’époque par les puissances occidentales comme des terroristes et qui ont bénéficié de la protection et de l’assistance du CICR dans les colonies portugaises et en Afrique du Sud», avance Thierry Germond, pour qui l’engagement et les écrits de Gustave Moynier ont un potentiel dévastateur.