L’affaire Maudet instruite sous le sceau du secret
Enquête
Le conseiller d’Etat et son ancien chef de cabinet n’ont pas encore eu accès au dossier pénal. Dans le prolongement du voyage d’Abu Dhabi et de ses protagonistes, l’enquête explore l’ouverture singulière d’un bar du quartier des Grottes

C’est la dure loi de la procédure pénale. Le conseiller d’Etat Pierre Maudet et son ancien bras droit, Patrick Baud-Lavigne, sont convoqués ce vendredi par le Ministère public genevois pour la suite de leur longue audition-confrontation, et cela sans avoir pu consulter le dossier.
Hormis les éléments qui fondent la demande de levée d’immunité du ministre et les détails qui ont filtré sur certaines perquisitions et auditions de tiers, la défense ignore donc ce que les procureurs ont dans leur besace. Ce secret, imposé assez logiquement dans une affaire éminemment politique où les versions ont passablement changé et où les pressions sont toujours possibles, devrait être bientôt levé, mais pas forcément sur tous les aspects de l’enquête.
«Grand déséquilibre»
Cette manière d’instruire suscite des réserves, notamment du côté de la défense de Patrick Baud-Lavigne. «Nonobstant plusieurs demandes, je n’ai pas encore eu accès au dossier. C’est assez inhabituel après plusieurs auditions et cela crée évidemment un très grand déséquilibre. Malgré cela, mon client a décidé de coopérer. Le temps de l’analyse et des critiques viendra sans doute», relève Me Jean-Marc Carnicé. Les avocats de Pierre Maudet, Mes Grégoire Mangeat et Fanny Margairaz, soulignent pour leur part «qu’en matière de justice, il n’y a pas de vérité possible sans le respect strict du contradictoire».
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Cette procédure n’a évidemment rien d’ordinaire. C’est la première fois qu’un conseiller d’Etat, qui plus est toujours en fonction, est poursuivi pour acceptation d’un avantage. En coactivité en quelque sorte avec son ancien chef de cabinet. Le volet principal, celui qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et mis le monde politique genevois en ébullition, est le fameux voyage d’Abu Dhabi. Une invitation princière de plusieurs dizaines de milliers de francs au ministre, sa famille et son fidèle lieutenant, avec le concours actif d’une poignée d’hommes d’affaires du cru, dont l’ami Antoine Daher.
Nouvelle dimension
Dans cette sorte de nébuleuse où se mêlent influence, captation de bienveillance et coup de pouce, l’ouverture controversée de l’Escobar, un établissement lié au même Antoine Daher, intéresse de plus en plus le Ministère public. Ce qui était présenté, au moment de la levée de l’immunité, comme un traitement très rapide du dossier par le Service de police du commerce, placé à l’époque sous la tutelle de Pierre Maudet, a pris une nouvelle dimension. Des éléments de l’enquête, révélés il y a peu par la Tribune de Genève, font penser que cet établissement n’était pas encore en règle pour démarrer et que l’autorisation expresse a été délivrée sur instruction du ministre ou de son bras droit.
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Pour réunir les pièces de ce puzzle, le parquet a procédé à pas moins de trois perquisitions à la police du commerce, désormais passée au département de Mauro Poggia. Selon nos informations, la dernière en date a été menée après que le Conseil d’Etat a signalé un échange de courriels à la justice. Le message, porté à la connaissance de l’exécutif par une source interne, évoque un ordre de Pierre Maudet au responsable dudit service s’agissant de l’Escobar. Ce document, le deuxième qui mentionne le ministre en lien avec la délivrance du feu vert, avait échappé aux deux premières saisies.
Sur cette lancée, les procureurs ont entendu plusieurs fonctionnaires, dont Raoul Schrumpf, actuel directeur du service concerné et, lui aussi, ancien chef de cabinet de Pierre Maudet du temps où ce dernier était au Conseil administratif de la ville de Genève. Ces auditions ont été menées hors la présence des prévenus et la défense ne sait pas encore ce que ce responsable a dit de l’origine des instructions.
Qui a donné quel ordre?
Raoul Schrumpf a-t-il reçu un ordre directement de Pierre Maudet avant de signer? A-t-il été en contact avec le seul Patrick Baud-Lavigne? Dans cette hypothèse, pourquoi avoir mentionné le nom du ministre? Pour simplifier les choses à l’égard de ses subordonnés réticents ou parce que tout ce qui émane du bras droit est forcément interprété comme le souhait du conseiller d’Etat? Toutes ces questions devront encore être éclaircies. Lors de son interrogatoire, Pierre Maudet a expliqué n’avoir jamais donné d’ordre, ni être intervenu dans la facilitation de cette ouverture. Quant à Patrick Baud-Lavigne, il n’aurait pas gardé un souvenir précis du déroulement.
Les positions vont-elles évoluer avec le résultat de la dernière perquisition et l’audition des fonctionnaires rattachés à cette police du commerce? Mes Mangeat et Margairaz «ne souhaitent pas commenter le contenu d’un dossier auquel ils n’ont pas encore accès». Les avocats ajoutent que «les dernières opérations menées par le Ministère public sont propres à ce type d’enquête et ne modifient en rien la conviction de monsieur Maudet de n’avoir jamais violé la loi, ni même envisagé de la violer».
Drôle de repaire
Quel que soit le fin mot de cette affaire, celle-ci aura mis sur le devant de la scène l’histoire brève mais intense de l’Escobar, sis au 13 rue des Grottes. Un nom de baron de la drogue et une société exploitante, Bar La Medellin, pas moins évocatrice. Avant de devoir fermer boutique en raison de nuisances sonores et d’une situation administrative problématique sur fond de sous-location, cet établissement a notamment accueilli un Apéro Crypto très branché dédié au bitcoin ainsi que le traditionnel stamm des Jeunes libéraux-radicaux.
Pour ces deux événements, nous racontent les acteurs concernés, le lieu avait été suggéré par Vincent Daher, fils de l’ami Antoine et par ailleurs candidat malheureux aux dernières élections cantonales sur la liste du PLR. Selon la dénonciation d’un entrepreneur lié à ce bar, Pierre Maudet a aussi été invité à dîner à guichets fermés, puis pour y fêter son anniversaire. Très loin des fastes d’Abu Dhabi mais déjà plus proche des ennuis.
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