En 2020, l’expérience de l’école à distance a mis en lumière les failles et les lacunes de l’école en matière de numérisation. Un constat pour lequel l’étude internationale PISA avait d’ailleurs déjà pavé la voie en 2018: les experts de l’OCDE avaient alors mis en garde contre les performances en retrait observées dans la maîtrise des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).

Un fossé numérique

Passée complètement inaperçue de ce côté-ci de la Sarine, une enquête réalisée par le Centre suisse de recherche en éducation (CSRE) est venue enfoncer le clou. Publié en mai, le «monitorage de la numérisation dans les écoles» fait bien plus que de confirmer les difficultés que l’école suisse éprouve à mener sa mue numérique. L’enquête réalisée en automne dernier révèle des disparités jugées significatives entre les régions linguistiques. En clair, les cantons latins sont en retard par rapport à leurs homologues alémaniques.

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Même si, en 2016, une première étude avait déjà émis des signaux d’alerte, les disparités régionales observées ont surpris Stefan Wolter, directeur du CSRE et coauteur de l’étude, surtout que «ces différences se retrouvent aussi bien dans le déploiement de l’infrastructure que dans l’utilisation du numérique dans l’enseignement».

Multiples résistances

Directeur du centre de compétences numériques fribourgeois, Philippe Froidevaux a tout loisir d’observer ce nouveau Röstigraben: «Les Alémaniques n’ont aucun doute sur la numérisation, avance-t-il. Il s’agit pour eux d’un standard acquis. Leur question est: comment s’y prend-on? Les Romands montrent, eux, davantage de réticence et ce sentiment augmente à mesure que l’on s’approche du bout du lac Léman.»

Président de la Commission romande pour l’éducation numérique créée il y a un an, Christophe Cattin nuance le constat: «Je parlerais plutôt d’une vision différente. A la base, la Suisse romande avait de l’avance avec son programme MITIC (Médias, images et technologies de l’information et de la communication). Mais on n’a pas voulu en faire une branche d’enseignement. A part quelques passionnés, les enseignants n’ont donc pas pris le train. Les Alémaniques ont adopté une autre approche en introduisant une discipline en lien avec la science informatique.»

Premier plan d’études romand numérique

Car la numérisation représente une vaste et complexe terre d’apprentissage. Adopté ce printemps, le premier plan d’études numérique romand (PER) fixe les objectifs à atteindre dans trois champs distincts: la science informatique, l’usage des outils pédagogiques et la citoyenneté numérique.

La Suisse alémanique dispose déjà d’une telle boussole depuis quelques années. Dans le canton de Fribourg, les élèves germanophones des degrés 7 et 8 consacrent ainsi déjà chaque semaine une période à la pensée informatique. Rien de tel encore côté romand où l’on débat surtout de l’orientation d’une telle leçon: science informatique ou éducation à la citoyenneté numérique?

Si le PER fixe désormais le cap numérique de l’école romande, chaque canton reste en effet souverain pour son application, ce qui occasionne déjà des passes d’armes politiques, mais aussi des calculs financiers. C’est que l’école numérique, ça coûte beaucoup d’argent. Et chaque expert vous livrera une anecdote croustillante sur tel ou tel canton qui a acheté des milliers d’ordinateurs ou des tablettes restés inutilisés dans des cartons.

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Combien exactement? Le Grand Conseil neuchâtelois a adopté en novembre 2019 une enveloppe globale de près de 25 millions de francs pour la numérisation de son école. Idem pour le canton de Vaud qui s’est lui doté de 30 millions de francs. Dès cette rentrée, l’éducation numérique fera son entrée au primaire.

De son côté, Genève a pris du retard. Par manque de soutien politique, le Conseil d’Etat a retiré fin 2019 deux projets de loi qui prévoyaient 22 millions de francs d’investissements, essentiellement pour acquérir des tablettes. Il planche actuellement sur un nouveau projet qui devrait être présenté prochainement. En attendant du matériel, deux heures de science informatique ont d’ores et déjà été ajoutées au programme du Collège et de l’Ecole de culture générale depuis cette rentrée. Dès 2022, des éléments de culture numérique seront par ailleurs intégrés dans toutes les disciplines.

Le défi de la formation des enseignants

Enjeu fondamental, la formation des enseignants est elle aussi à la peine en Suisse romande. Pour Myriam Bouverat, chargée de cours à la HEP Valais, les moyens investis restent insuffisants. «Faute de ressources, nous devons sous-traiter en grande partie la formation continue des enseignants valaisans relative à l’introduction du nouveau plan d’éducation numérique du PER», déplore-t-elle. Dans leur cursus, les enseignants formés pour le primaire consacrent l’équivalent de 3 crédits au numérique. «Il faudrait au moins le double, voire le triple pour acquérir un bagage plus complet.» «Le problème, c’est que les formateurs d’enseignants possédant les compétences numériques nécessaires sont rares», complète l’expert fribourgeois Philippe Froidevaux.

Or, disposer d’un regard aiguisé et aguerri sur les outils numériques est primordial. Car s’il faut dégager un avantage au retard pris dans l’enseignement romand, c’est qu’on dispose maintenant de davantage de maturité pour appréhender cette matière. «Dans les écoles qui ont introduit des équipements sans l’accompagner d’un processus pédagogique, on constate que la majorité des expériences sont négatives», note d’ailleurs Christophe Cattin.

Ce qui rappelle que pour s’assurer que la direction empruntée est la bonne, il faudrait mettre en place un suivi et une mesure de l’évolution des compétences acquises. Un tel dispositif aiderait aussi à évaluer l’efficience des coûteuses mesures prises, car les nombreux opposants au mouvement de numérisation de l’école ne manqueront pas de demander des comptes.

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Réalisée dans la foulée du confinement, une enquête publiée en mai 2021 par le Centre suisse de recherche en éducation a observé des disparités dans l’approche du numérique à l’école, selon les régions linguistiques.

Parmi les 6500 élèves sondés par gfs.bern à l’automne 2020, huit élèves germanophones sur dix avaient par exemple connaissance d’une connexion wifi dans leur école, contre moins d’un sur deux en Suisse romande. Autre constat: en Suisse romande et au Tessin, les élèves utilisent beaucoup moins souvent des applications numériques et ils le font avec moins de plaisir.