LA FOULE HORS DU MOULE (2/5)
Climat, féminisme, antiracisme: les jeunes montent au front. Le rôle de la deuxième génération née en Suisse de parents étrangers se révèle crucial dans la lutte contre les préjugés racistes

A peine entamé, le déconfinement a signé le retour des luttes contre le racisme, contre les inégalités, pour le climat. Toute cette semaine, «Le Temps» explore ces mouvements sociaux. Une lame de fond qui bouscule nos démocraties.
Premier épisode:
Des marches pour le climat à la grève des femmes en passant par les manifestations contre les violences policières, les jeunes sont omniprésents dans la rue, revendiquant un changement de société à coups de slogans provocateurs. Mobilisée massivement sur les réseaux sociaux où les élans contestataires se répandent comme une traînée de poudre, la jeune génération redessine les contours de l’engagement militant.
«Notre génération enrage contre le racisme.» Après les carrés noirs postés sur les réseaux sociaux en signe de deuil, les pancartes ont envahi la place de Neuve. C’était le 9 juin à Genève, où plus de 10 000 personnes sont descendues dans la rue. En première ligne: une deuxième génération de jeunes nés en Suisse de parents congolais, angolais, ivoiriens ou encore haïtiens. A cheval entre deux cultures, ces «secondos» font entendre leur voix pour dénoncer le racisme ordinaire, les violences policières et les préjugés, autant de brimades que leurs parents ont très souvent tues, de peur de faire des vagues dans leur pays d’accueil.
Sentiment de révolte intérieure
Gladys Nlemvo, étudiante de 28 ans née à Renens de parents congolais, incarne cette jeunesse militante. Membre de l’association «A qui le tour», créée à la suite d’une série d’arrestations policières violentes dans le canton de Vaud, elle a défilé à Lausanne et à Genève. «Mon père m’a toujours dit que, à cause de mes origines, je devrais toujours faire plus que les autres pour prouver ma valeur, confie-t-elle. J’ai grandi avec ce sentiment d’injustice, de révolte intérieure, puis vers l’âge de 20 ans j’ai décidé de faire de ma couleur de peau une force.» Un engagement pas toujours bien perçu par ses proches. «Je me suis heurtée à beaucoup de résistances au sein même de ma famille, raconte-t-elle. Certains me disaient que je perdais mon temps, d’autres que j’aurais de la peine à trouver un travail plus tard.»
Lire aussi: «L’idée qu’une personne noire n’est a priori pas Suisse perdure»
Malgré tout, Gladys Nlemvo s’obstine, rejoint l’Association des étudiants afro-descendants de l’Université de Lausanne. Peu à peu, elle s’arme pour faire face: «Je ne connais que la Suisse, je n’ai voyagé qu’une fois dans mon pays d’origine et en connais mal la langue, explique-t-elle. Alors quand on me lance un «rentre chez toi» je réponds que c’est ici, chez moi.» C’est là que se situe la ligne de fracture avec la génération de ses parents. «Ils répètent qu’ils ne sont pas venus dans ce pays pour être aimés, mais pour travailler et nous donner une bonne éducation. Moi je refuse d’être une citoyenne de seconde zone, et si je me bats, c’est aussi pour eux.»
L’élan des jeunes, Vanessa, membre du Collectif Afro-Swiss, le constate au quotidien. «Je n’ai jamais vu autant de personnes unies autour d’une cause antiraciste en Suisse», note la jeune femme de 30 ans, originaire d’Afrique de l’Est, en référence à la manifestation genevoise du 9 juin. Selon elle, le changement majeur avec la nouvelle génération tient dans l’usage des mots. «Quand j’avais 20 ans, je subissais du racisme ordinaire, mais en parler était encore tabou et je n’avais pas les bons termes pour décrire ce que je vivais, confie-t-elle. Les jeunes d’aujourd’hui sont déjà capables de nommer les discriminations qu’ils vivent, ils parlent de privilège blanc, de rapports de force, de colorisme ou encore d’appropriation culturelle.»
Directrice adjointe du Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population de l’Université de Neuchâtel, Denise Efionayi-Mäder espère que la mobilisation actuelle permettra d’entamer un débat frontal sur le racisme en Suisse. «Oser dénoncer les injustices subies est un premier pas, mais cela ne suffit pas à les faire disparaître, souligne-t-elle. Même à Genève, ville multiculturelle par excellence, le racisme anti-noir se manifeste à l’école, dans la rue ou encore dans le monde professionnel. C’est une réalité qu’il faut affronter, questionner. Les médias ont un rôle à jouer, les institutions aussi pour être à l’écoute des jeunes concernés.»
Nouveau cycle de protestation juvénile
Racisme, sexisme, climat, comment expliquer la remobilisation à l’œuvre ces dernières années? Pour Sandro Cattacin, directeur de l’Institut de recherches sociologiques de l’Université de Genève, on assiste à un nouveau cycle de protestation juvénile calqué sur les trois grands mouvements issus de Mai 68. «Dans les années 1970, les mouvements écologistes, féministes et de solidarité étaient omniprésents dans l’espace public, rappelle-t-il. A cela s’ajoutaient les manifestations pour la paix, qu’on verrait certainement surgir aujourd’hui aussi, si un conflit d’ampleur internationale éclatait.»
Lire aussi: Les femmes sont au premier rang de la lutte pour le climat
Qui sont les jeunes qui descendent dans la rue? «On a affaire à une génération qui a la capacité de se mobiliser très rapidement et très massivement à partir d’un appel lancé sur les réseaux sociaux», estime Sandro Cattacin. Il décrit le mécanisme à l’œuvre: un leader ou un groupe de pression pose un défi moral auquel l’establishment ne répond pas, cela suscite de la rage, qui elle-même provoque une mobilisation. «La difficulté est ensuite de tenir sur la longueur, nuance-t-il. On l’a vu avec le Mouvement des sardines en Italie pour tenir tête à Matteo Salvini.»
A ses yeux, cette génération digitale qui s’informe et évolue sur internet possède néanmoins des points communs inattendus avec celle de l’après-guerre: «Dans les deux cas, on assiste au refus des valeurs de la société d’hier, à la soif d’inventer une nouvelle société dans laquelle l’être humain est à nouveau au centre des préoccupations.»
«La dernière génération à pouvoir agir»
Cette urgence de réinventer le monde, Sereina Flory, membre du Collectif de la grève du climat, la ressent aussi. «La planète va très mal, si on n’inverse pas la tendance dès maintenant, il y aura des changements irréversibles, craint l’étudiante âgée de 18 ans, qui coordonne la section du Jura bernois. On est la dernière génération à pouvoir agir.» A l’image de Greta Thunberg, la jeune fille manifeste dans les rues de Neuchâtel et de La Chaux-de-Fonds les vendredis de grève, quitte à mettre son parcours scolaire en péril. «A chaque fois, on devait justifier notre absence et rattraper les cours», précise-t-elle.
Un exercice d’équilibriste qui en vaut la peine. «J’ai grandi à la campagne, je côtoie la nature au quotidien et je la vois changer», déplore Sereina Flory, dont les parents sont agriculteurs bios. Les semaines de sécheresse qui s’éternisent, les hivers sans neige, les rapports scientifiques, autant de signaux d’alerte qui poussent la jeune étudiante à descendre dans la rue. «Au début, on ne nous prenait pas du tout au sérieux, mais avec l’essor de la vague verte, au parlement notamment, le climat est définitivement inscrit à l’agenda politique.» Pour la jeune fille qui rêve de devenir ingénieure en sciences environnementales, les vacances en avion relèvent du passé, tout comme le permis de conduire, qu’elle n’a pas. «La permaculture, les circuits courts, les énergies renouvelables, c’est l’avenir, affirme-t-elle. Ce n’est plus un choix, mais une nécessité.»
Shyaka Kagame: «Le soupçon a changé de camp»
Originaire du Rwanda, le réalisateur genevois Shyaka Kagame, 37 ans, a consacré son premier film, Bounty (2017)*, à la première génération afro-suisse, que l’on perçoit trop souvent comme homogène.
Le Temps: Pourquoi parler des Suisses noirs?
Shyaka Kagame: Comme pour la plupart des documentaires, le projet part d’une expérience personnelle, car je suis noir et je suis un Genevois pur jus. Il s’agissait aussi d’un besoin parce que, dans l’espace politique et médiatique, notre image est sans cesse liée aux questions d’asile ou de trafic de drogue, des thématiques qui ne sont pourtant pas représentatives de la grande majorité de la population noire de Suisse. En filmant le quotidien des protagonistes, j’ai voulu rendre visible une réalité moins fantasmée, montrer notre manière de vivre, les défis auxquels nous faisons face, la manière dont nous conjuguons notre double identité.
A quoi ressemble cette réalité?
C’est avant tout une réalité hétérogène, et c’est ce que j’ai voulu exprimer dans mon film. Selon l’âge, la personnalité, la culture d’origine, le parcours personnel et familial ou même la région où ils habitent, les Suisses noirs ne vivent pas forcément les mêmes expériences. Cependant, qu’on la revendique ou qu’on l’ignore, nous sommes tous confrontés à un moment ou à un autre aux implications liées à notre couleur de peau, qu’elles soient sociales, professionnelles ou même amoureuses. Car il s’agit d’un marqueur social encore très fort: avant de me voir comme Genevois ou même comme Rwandais, la société me voit comme un homme noir. Comprendre et accepter sa double identité noire et occidentale prend du temps, cela vient généralement à l’âge adulte. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle est acceptée: un Noir qui sort un passeport suisse à la douane, ce n’est pas encore une évidence pour tout le monde.
Qu’est-ce qui change avec les manifestations actuelles?
Il est encore tôt pour parler de changement, mais j’ai l’impression que, un peu comme avec le mouvement #MeToo, le soupçon a changé de camp. Il devient plus compliqué de remettre en question les témoignages de racisme ordinaire ou de violences policières. Certains semblent découvrir la problématique du racisme structurel en Suisse, mais il faut comprendre que ma génération a grandi avec des affiches de moutons noirs placardées dans les rues, avec toute la violence que cela a pu représenter et les conséquences que cela a pu avoir sur notre sentiment d’appartenance ou d’exclusion à notre propre pays. Les choses semblent différentes pour la jeune génération afro-helvétique. Elle me paraît plus affirmée, semble avoir moins de doutes sur sa légitimité suisse et n’accepte pas d’être discriminée chez elle. La différence se fait surtout au niveau de la jeunesse non racisée, plus sensible à ces questions qu’auparavant. Le débat ne doit toutefois pas être porté uniquement par les jeunes, c’est la société dans son ensemble qui doit faire son examen de conscience pour créer un réel changement.
*Disponible en DVD et sur Swisscom TV.