Djihadisme
Le père de famille arrêté à Meyrin, et soupçonné d'être un recruteur pour Daech, était chauffeur de taxi à Genève. Un de ses collègues qui l'a côtoyé témoigne. Il connaissait aussi les trois jeunes envoyés faire le djihad

Quand Mohamed Bouzid, chauffeur de taxi à Genève, a appris que la police fédérale avait arrêté à Meyrin un père de famille, soupçonné de soutien à Daech et probable recruteur de djihadistes, il n’a eu aucun doute. Tout comme ses collègues d’origine arabo-musulmane. C’était forcément S. (nom connu de la rédaction) qui était tombé. «On ne comprend pas pourquoi il n’a pas été arrêté plus tôt», explique-t-il au Temps.
Le 14 juin dernier, la Fedpol perquisitionnait le domicile de S., dans un quartier populaire de cette cité genevoise, et l’arrêtait. En détention préventive depuis, il lui est reproché d’avoir violé la loi fédérale interdisant les groupes Al Qaida et Etat islamique. Il est par ailleurs prévenu de soutien et de participation à une organisation criminelle, selon le Ministère public de la Confédération.
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S. était chauffeur de taxi, comme Mohamed. Les deux hommes se connaissaient, mais le premier se méfiait du second: «S. m’évitait du regard et par toute son attitude, raconte Mohamed. Quand nous discutions entre collègues, il me tournait le dos, ne répliquait pas à ce que je disais. En revanche, il parlait beaucoup de religion avec certains collègues, moins marqués politiquement que moi.» Mohamed Bouzid est en effet un militant de gauche, laïque, cofondateur du Collectif des taxis genevois et de l’Association des Tunisiens de Suisse. Il n’était pas exactement du goût du radicalisé de Meyrin.
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Sa radicalisation ne faisait cependant pas de doute pour Mohamed et ses collègues, car S. ne cachait pas ses opinions: «Il était un salafiste tendance guerrière. Il prônait le califat de l’Etat islamique et utilisait le terme de mécréants vis-à-vis des musulmans normaux». A en croire ses collègues, ce père de cinq enfants n’avait pas d’amis, ne s’ouvrait pas de son parcours ni de son passé en France, ni des raisons qui l’ont amené à Genève. «On s’étonne de ce qu’un homme connu des services de renseignements français et tunisiens a pu s’établir à Meyrin et faire le taxi pendant trois ans sans être inquiété», déclare Mohamed.
Il évoque aussi l’aspect physique de S., en contradiction avec le style classique des partisans de Daech: «Il était soigné, vêtu très tendance, avec une légère ligne de khôl autour des yeux. En revanche, sa façon d’ignorer les femmes était révélatrice de son idéologie». D’un point de vue professionnel, S. est décrit comme peu fiable: «Il louait des voitures à des collègues mais n’était pas réglo dans ses paiements. Il était connu pour laisser des ardoises.»
Un endoctrinement du quotidien
Mais il y a pire: «Il a envoyé en Syrie des gens que j’ai connus, regrette Mohamed. Mes collègues et moi pensons qu’il était payé sur chaque tête qu’il envoyait au djihad.» Les deux hommes se rencontrent trois ou quatre fois chez un ami commun, H, parti depuis faire le djihad. Mohamed ne perçoit pas la radicalisation de H., bien éduqué mais sans papiers, qui travaillait dans un snack tunisien. Mais il constate que S. lui consacrait beaucoup de temps. «Il est faux de croire que l’endoctrinement se fait à la mosquée ou sur la Toile. Il se fait tous les jours, grâce à des gens comme S., qui détectent les personnes fragiles. J’appréciais H, il était ouvert d’esprit, mais il a été endoctriné quand même.» Mohamed raconte comment, subrepticement, S. avançait ses thèses, et comment il esquivait lorsqu’il s’apercevait que ses interlocuteurs n’étaient pas réceptifs. «Il n’y avait pas que moi qu’il fuyait. Les vieux très pieux, il les évitait aussi. Car il ne faut pas confondre les gens pieux et les radicaux.» Lorsqu’il avait ferré sa proie, S. l’éloignait aussitôt des mosquées qu’on sait dans le radar des autorités. C’est le procédé utilisé avec deux autres jeunes gens partis faire le djihad, un Suisse converti et un jeune Tunisien: «S. était toujours avec ces deux jeunes et quand on buvait un café tous ensemble, il faisait avec eux des va-et-vient pour nous éviter, raconte un autre collègue chauffeur de taxi. Ils allaient ensemble dans une mosquée en France, car celle du Grand-Saconnex était jugée inféodée au pouvoir saoudien.»
Si Mohamed Bouzid accepte de parler aujourd’hui sans cacher son identité, c’est qu’il veut faire passer deux messages: «Le silence des Suisses d’origine arabo-musulmane sur les attentats n’est pas une approbation, mais est dû à un manque d’organisation et de leadership local», dit-il. Et encore: «L’intervention militaire et politique des pays occidentaux au Moyen-Orient n’est pas une cause secondaire du djihadisme, bien au contraire, elle en est l'un des fondements.»