A Genève, des parents et des psys se mobilisent contre des expertises psychiatriques et contre le Service de la protection des mineurs (SPMi), accusés d’écarter un parent au profit de l’autre (Le Temps du 29 avril 2019). Le sujet intéresse désormais le politique: la Commission des droits de l’homme du Grand Conseil s’est saisie de ces doléances, et une question écrite urgente vient d’être déposée par le député PLR Jean Romain, demandant notamment au Département de l’instruction publique quelles sont les mesures prises pour s’assurer que les enfants ne subissent pas les conséquences de «la mauvaise gestion récurrente du SPMi». Les critiques n’épargnent pas la justice, soupçonnée de manquer d’indépendance. Réponses de l’institution judiciaire, par les voix de Jean Reymond, président du Tribunal civil, et d’Anne-Catherine Bühler, vice-présidente du Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant (TPAE).

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Le Temps: Des expertises psychiatriques d’une doctoresse du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) sont mises en cause. Faites-vous encore confiance à cette institution?

Jean Reymond: Oui. Un contrôle effectué à la demande des HUG par un expert externe a confirmé la bonne facture des expertises du CURML. Nous n’avons donc aucune raison de douter de la qualité de ce travail. Le Tribunal civil collabore aussi avec des experts indépendants du CURML.

Anne-Catherine Bühler: Au CURML, les expertises sont effectuées avec une supervision. La doctoresse mise en cause à tort n’est pas un «deus ex machina». L’avantage des expertises du CURML est précisément qu’elles sont calibrées sur les exigences légales et respectent les bonnes pratiques dans le domaine, ce qui n’est pas toujours le cas lorsqu’on travaille avec des psychiatres indépendants.

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Que pèsent ces expertises aux yeux des juges?

J. R.: C’est un moyen de preuve parmi d’autres, comme les témoins ou les préavis du Service d’évaluation et d’accompagnement de la séparation parentale (Seasp). On ne suit pas aveuglément ces expertises, on les jauge à l’aune de l’audition des parties et des autres moyens de preuve. Le diagnostic posé n’est pas déterminant; la discussion sur les capacités parentales en revanche l’est.

A entendre le psychologue Philippe Jaffé, on a plutôt l’impression que la justice est subordonnée aux psychiatres…

A.-C. B.: C’est faux, nous restons critiques vis-à-vis de l’expertise. On questionne ses conclusions et sa motivation, les experts sont auditionnés et interrogés, y compris par les parties et leurs avocats. L’enfant est aussi entendu s’il a plus de 12 ans.

Y a-t-il néanmoins surpsychiatrisation des situations?

J. R.: Non, pas du tout. Sur 1000 procédures ouvertes en lien avec des contentieux familiaux au Tribunal civil l’an dernier, seules huit expertises ont à ma connaissance été ordonnées. Tant mieux, car elles coûtent cher (entre 10 000 et 15000 francs). Mais elles nous apportent un regard professionnel sur ce qu’on peut attendre ou non d’un parent en conflit.

A.-C. B.: Au TPAE, entre 30 et 50 expertises du groupe familial sont ordonnées, à mettre en lien avec plus de 1000 nouvelles mesures prononcées par an. La souffrance de l’enfant est au cœur de notre préoccupation. Nous tentons d’abord de convaincre les parents de collaborer, et beaucoup en sont capables. Ce n’est qu’en dernier lieu qu’on arrive à l’expertise psychiatrique, qui n’est qu’un outil et permet souvent une prise de conscience.

Ecarter un des deux parents n’est-il pas néfaste pour l’enfant?

A.-C. B.: Il y a parfois des parents totalement inaptes. Par ailleurs, dans les cas d’aliénation, à savoir la destruction de l’image qu’a l’enfant de son autre parent, les parents qui s’y prêtent rabâchent à leur enfant que l’autre ne les aime pas, qu’il est abject, ou dans des cas extrêmes qu’il y a eu abus sexuels. Au point de provoquer une souffrance terrible chez l’enfant, pris dans un conflit de loyauté. On tente d’expliquer à ce parent que détruire l’image de l’autre, c’est détruire une partie de l’enfant lui-même. S’il est capable de comprendre le mal qu’il inflige à son enfant, la reprise du lien pourra se faire. S’il ne parvient pas à se remettre en question, il vaudra mieux l’écarter pour protéger l’enfant. Pour ces parents-là, tous les interlocuteurs institutionnels deviennent des ennemis, et le conflit perdure.

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La justice ne se rend-elle pas alors complice de l’aliénation de l’autre, car le message sous-jacent est que le parent écarté est mauvais?

J. R.: Lorsqu’il y a aliénation, la garde partagée ne fonctionne pas. Car le parent aliénant va prétendre que son enfant est maltraité chez l’autre, que ses devoirs ne sont pas faits, qu’il n’est pas lavé… Il arrive cependant qu’on puisse reconstruire progressivement la relation avec le parent aliénant, une fois que celui-ci a pris conscience de son problème, grâce à des structures de suivi thérapeutique par exemple. Mais dans l’intervalle, on aura confié la garde à l’autre.

Le SPMi est aussi accusé de disqualifier un parent au profit de l’autre. Ce n’est pas le cas?

A.-C. B.: Accuser le SPMi d’en faire une méthode ne tient pas. Il faut comprendre que ce service intervient dans des situations complexes où l’émotionnel est très présent. Il est très dur pour un parent d’entendre qu’il a des difficultés pour élever son enfant, on le comprend. Mais le rôle de l’intervenant du SPMi est difficile (insultes, menaces, harcèlement). Celui du tribunal est d’entendre les parents et de se forger sa propre conviction sur les mesures à prendre. Le travail qui est fait sur le terrain par le Service est de qualité et bon nombre de parents sont satisfaits de l’aide apportée par le SPMi tous les jours.

A fin 2018, 596 mineurs étaient placés en famille d’accueil ou en foyer, dont 464 par décision de justice. N’est-ce pas excessif?

A.-C. B.: Aucun magistrat ne prend plaisir à placer un enfant. C’est la mesure la plus grave et nous tentons toujours de l’éviter. Quand on en arrive à cette extrémité, c’est que la souffrance de l’enfant est telle qu’on n’entrevoit pas d’autre issue. Le juge n’est pas un magicien, nous tentons d’aider des enfants qui ont parfois déjà subi des traumatismes importants et le placement est l’une des possibilités. Que se passerait-il si nous renoncions à des placements alors que l’enfant est dans une souffrance grave?

J. R.: Le placement débouche aussi sur d’heureux développements. Je me souviens d’un cas où, un parent s’étant effondré, l’enfant prenait le même chemin. Le placement dans un internat a été bénéfique tant pour l’enfant que pour le parent, qui s’est repris en main et a trouvé du travail.

Les juges en Suisse privilégient souvent la mère au détriment du père. Vous le reconnaissez?

J. R.: Le modèle familial traditionnel demeure une réalité en Suisse, de nombreuses femmes travaillent peu ou pas du tout. Dans ce schéma, la mère a un rôle prépondérant dans l’éducation et le père endosse celui de soutien financier. Or le but des juges est de respecter au mieux la convention des parties telle que décidée durant leur vie commune. Le droit intègre de plus en plus l’égalité hommes-femmes, mais il y a un déphasage avec l’évolution sociale. En France par exemple, les femmes sont plus autonomes financièrement parce qu’elles travaillent plus que les Suissesses.

Mais si des pères veulent s’occuper de leurs enfants après un divorce, pourquoi ne pas ordonner la garde partagée, telle que préconisée par le Tribunal fédéral?

A.-C. B.: Ce n’est pas si simple. La loi et les jugements du Tribunal fédéral indiquent clairement les conditions pour que la garde partagée soit instaurée et nous respectons ces conditions, étant encore rappelé que nous sommes centrés sur l’intérêt de l’enfant et pas sur l’intérêt des parents. Il arrive que des pères ou des mères réclament la garde partagée dans le but de payer moins de contributions d’entretien. On constate alors, lorsqu’il s’agit de régler le concret – où l’enfant va manger à midi, qui ira le chercher à la sortie de l’école – que la volonté affichée ne résiste pas devant les exigences de la réalité.