Au Tessin, le souvenir d'un exilé des lois raciales italiennes: «Nous mangions, nous étions logés dans des baraques en bois, nous travaillions la terre»
A cette question, Ulrich Gantz, chimiste, 70 ans aujourd’hui, a répondu par l’affirmative. En dépit de sa promesse, parce qu’il considère ce devoir moral supérieur à la loyauté familiale. Mardi, au Collège Calvin à Genève, il est venu témoigner à l’invitation de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), pour la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, devant un parterre de collégiens romands et les autorités genevoises. Pour la CICAD, c’était l’occasion de donner la parole à la deuxième génération porteuse de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.
Rencontre au mémorial
Avec Ulrich Gantz, trois autres descendants d’hommes qui, pour le pire et pour le meilleur, ont fait l’histoire: Barbara Brix, fille d’un officier SS et membre de l’Einsatzgruppe C en Ukraine, et deux enfants de résistants français déportés, Yvonne Cossu et Jean-Michel Gaussot. Un face-à-face poignant entre héritiers d’une même tragédie, enfants de héros et enfants de bourreaux. Aux uns revient l’hommage, aux autres l’opprobre. Fils et filles d’une mémoire ensevelie, cultivée et mythifiée parfois, niée longtemps, sur laquelle on bâtit ou sur les décombres de laquelle on pleure, et qui conduit les uns et les autres au sinistre camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg, où se sont jouées les destinées inextricablement liées de leurs géniteurs.
C’est au mémorial de ce camp que les quatre protagonistes se rencontrent, en 2014. Ulrich Gantz et Barbara Brix prennent la parole devant d’anciens détenus. «C’était très dur pour Ulrich et moi de nous retrouver devant un tel public, raconte cette ancienne enseignante de lycée. Nous nous préparions à toute forme de réaction. C’est alors que Jean-Michel s’est levé et a dit qu’il comprenait pour la première fois combien est lourd le fardeau des descendants de persécuteurs.»
Une amitié improbable
A dater de ce jour se noue l’improbable amitié, plus imposante que tous les discours de réconciliation. «J’avais 8 ans quand mon père, Robert Alba, chef de la Résistance dans la péninsule de Crozon en Bretagne, a été arrêté, se souvient Yvonne Cossu. Longtemps, j’ai détesté les Allemands. Dans mon aveuglement, je ne faisais pas la différence entre Allemand et nazi.» Jean-Michel Gaussot, ancien ambassadeur et dont le père a été assassiné quelques mois avant sa naissance, ajoute: «Pour Ulrich et Barbara, cela demande beaucoup de courage de témoigner. Alors que pour nous, l’hommage est naturel, pour eux, c’est une épreuve.»
A Ulrich, elle aura valu, en plus de la douleur, la rupture du contact avec son frère, depuis la sortie d’un livre auquel il a collaboré. A Barbara, elle aura établi une distance avec son frère, refusant la révélation d’un passé contre la volonté de leur père, et d’avec sa sœur, «qui souhaiterait que j’accuse notre père avec plus de ferveur et ne comprend pas que je me remette en cause, moi aussi».
Je n’arrive toujours pas à lier ses deux facettes, mon père et ce nazi fervent, peut-être fanatique
Barbara Brix
Car Barbara se reproche une forme de cécité, disparue tardivement à la faveur d’une discussion avec un historien qui lui laisse entrevoir la vérité. Elle se met alors à fouiller le passé, et elle trouve. Son père a bel et bien assisté à des fusillades de masse, pour garantir la «propreté» du crime. «C’est seulement après la mort des parents qu’on est capable de parler. Mon oncle était un nazi de première classe, si j’ose dire, proche de Hitler et de Himmler. Il a été légèrement condamné, et pourtant on lui envoyait des colis en prison. Pendant des années, je me suis contentée de croire que mon père était médecin sur le front russe, selon le narratif familial. Je ne lui ai même jamais demandé où il avait perdu ses deux jambes. Alors que j’étais étudiante en histoire, je ne me suis jamais posé de questions critiques. Jusqu’à l’âge de 65 ans.»
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Il n’y aura qu’elle pour s’en accuser. Car la recomposition de cette mémoire historique meurtrit la mémoire affective. Elle exige, en quelque sorte, le difficile exercice d’anéantir la tendresse. «Je n’ai connu mon père qu’à 6 ans, mais je l’ai beaucoup aimé, raconte Barbara. Il nous racontait de belles histoires, il m’a formée intellectuellement. Je n’arrive toujours pas à lier ses deux facettes, mon père et ce nazi fervent, peut-être fanatique.»
Le courage de regarder le passé en face
Aujourd’hui, c’est à la transmission intergénérationnelle que s’accroche Barbara, convaincue qu’il est de son devoir de réparer. Il en va probablement de même pour Ulrich, qui conclut sur cette phrase en forme de regret: «Nous avons beaucoup parlé de mon père, et pas des gens assassinés.» C’est un bel hommage qui leur aura été rendu par leur bouche. Car dans le fameux sac en plastique se trouvait une photo de Helmut Gantz, superbe de prestance en manteau de cuir, plastronnant, «la mine fière et orgueilleuse, devant la croix gammée».
Cette photo aurait pu se consumer en silence et la vie d’Ulrich s’en serait trouvée moins bouleversée. Comme dit Juliette, cette collégienne de Pully: «Je suis impressionnée par le courage des enfants de persécuteurs. J’aurais honte et peur que les gens collent le visage d’un tel père sur le mien.» Si le crime a plusieurs visages, l’héroïsme aussi.
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