Médias
Après l’éviction de David Pujadas du journal de 20 heures sur France 2, le débat s’invite en Suisse sur le renouvellement des figures historiques de la RTS. Dont celle de Darius Rochebin, à la tête du TJ depuis 1998

Les journalistes TV ont-ils une durée de vie limitée? Samedi 27 mai, Pierre-François Chatton a brisé un tabou. A demi-mot, à l’antenne de l’émission Médialogues sur La Première, le directeur de l’Actualité à la RTS a déclaré que non, le renouvellement n’était pas exclu. «Nos porteurs d’image sont souvent là depuis longtemps», expliquait-il, prenant l’exemple de Darius Rochebin, âgé de 50 ans. «Il n’est pas vieux, mais on peut avoir le sentiment qu’il est là depuis vraiment extrêmement longtemps.»
A l’interne, la prise de position provoque des remous. Les journalistes du département Actualité ont fait part de leur surprise dans un courrier à la direction que Le Temps s’est procuré. «Nous avons également été étonnés d’entendre un cadre supérieur de la RTS affirmer publiquement que le vieillissement poserait plus de problèmes aux femmes qu’aux hommes à l’antenne.»
L’intervention «tombe très mal»
Au-delà du fond, la forme déplaît elle aussi. «Evoquer cette problématique publiquement était très malvenu», déplore une source à l’interne. Le terme «usure», utilisé à plusieurs reprises, a choqué. «Darius Rochebin est entièrement dédié à son travail et excelle dans ce qu’il fait», ajoute un autre collaborateur. A quelques mois de la votation sur l’initiative «No Billag», «cette intervention tombe très mal», mentionne encore la lettre. «Le rôle des cadres devrait être de rassurer le public et non de semer le trouble dans l’esprit des gens sur notre travail.»
Le débat soulève des enjeux importants. Age et lassitude vont-ils forcément de pair? L’arrivée de nouvelles têtes peut-elle susciter l’intérêt des jeunes téléspectateurs?
La tentation du «jeunisme»?
Après l’éviction de David Pujadas sur France 2, la tentation du jeunisme est-elle en train de gagner la RTS? Pour certains, s’interroger sur le renouvellement est sain. «Les propos de Pierre-François Chatton ne m’ont pas choqué», déclare Michel Zendali, producteur de l’émission Les beaux parleurs sur La Première. «Un patron est en droit de repenser l’image de sa chaîne, pas seulement à travers le JT d’ailleurs. Il faut être honnête, on a tous pris la place de quelqu’un. Les jeunes aussi doivent pouvoir faire leurs preuves.»
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Présentateur du Journal de 19h30 depuis 1998, Darius Rochebin incarne la RTS. Populaire, maître des réseaux sociaux, il s’est construit grâce à son talent et un carnet d’adresses abondant. Jusqu’à garder son poste éternellement? A l’interne, sa position hégémonique fait débat. «L’antenne est un privilège que nous détenons par rapport aux autres journalistes, estime une collaboratrice. Il faut accepter qu’il puisse nous être retiré un jour ou l’autre.»
Le principal intéressé précise qu’aucune discussion n’existe à ce jour dans ce sens. «Nous n’avons pas les mœurs françaises, estime-t-il. Quand départ il y a, cela passe par la concertation et un projet avec la rédaction. Mais l’usure n’est pas une question d’âge. On peut être lassé après quelques mois, ou au contraire plein d’énergie après des années!»
Aucun projet ni intention
Face aux réactions, Pierre-François Chatton assume. «La question de la durabilité peut se poser, il en va de notre responsabilité d’employeur, estime le directeur. Le sujet est très peu abordé, je comprends qu’il ait pu susciter de l’émotion.»
N’a-t-il pas été maladroit de verbaliser cette problématique en public? «Je n’ai pas décidé du thème de l’émission. Je n’ai fait que répondre à des questions.» Le directeur confirme par ailleurs qu’aucun projet ou intention de renouvellement n’existe en ce moment à la RTS.
Selon quels critères décide-t-on qu’un présentateur a fait son temps? «Au-delà des compétences, essentielles bien sûr, c’est avant tout une question d’envie, estime une collaboratrice. A ce titre, Darius Rochebin est tout à fait à sa place.» Un autre journaliste ajoute: «Parmi les facteurs, il y a l’érosion des audiences qui peut traduire une lassitude dans le style ou la manière de mener l’émission.»
Audiences stables
Ce n’est pas le cas pour le 19h30 qui réalise de bonnes performances. En 2001, les parts de marché du journal étaient de 58,9%, les Romands recevaient alors en moyenne 33 chaînes TV par foyer. En 2016, ce chiffre est passé à 57,3% pour 400 chaînes en moyenne.
A l’heure où les jeunes zappent la télévision pour Internet, rajeunir les visages à l’écran n’est peut-être pas la solution miracle. Pour Michel Zendali, le jeunisme à l’extrême ne résout rien. «Malgré les clichés, les jeunes prennent souvent moins de risques et n’ont pas la liberté de ton qu’on attend d’eux.» L’âge peut aussi être un facteur de crédibilité, comme aux Etats-Unis où les têtes grises abondent.
Le rêve RTS n’est plus
Derrière le départ des figures phares se pose la question de la relève. Mais présenter le 19h30 de la RTS, est-ce encore le but ultime dans la carrière d’un journaliste TV? Pas pour Jérémy Seydoux. «La grosse machine RTS avec son organisation très hiérarchique ne me fait personnellement pas rêver», lâche le journaliste de 22 ans qui mène son émission Geneva Show sur Léman Bleu. «Là où je suis, j’ai la possibilité d’expérimenter, d’investir d’autres supports, on me fait confiance. Tout cela n’aurait sûrement pas été possible à la RTS où j’aurais dû attendre mon tour. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut que des jeunes à l’antenne. On a aussi besoin de lanternes, de figures.»
«Changer le présentateur ne change pas les spectateurs»
Olivier Glassey est maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, notamment dans les humanités digitales.
Le Temps: Faut-il changer régulièrement la femme ou l’homme tronc des TJ ou miser sur la durée, comme s’ils étaient un logo?
Olivier Glassey: Les deux options se présentent aux responsables de chaîne: mettre la priorité sur une communauté existante de spectateurs, ou chercher à conquérir d’autres publics. Vouloir capitaliser sur ces années de vie commune passées avec le présentateur se vérifie dans les audiences des TJ, qui baissent peu; mais d’autres militeront pour la prise de risques, en arguant parfois de la nécessité d’un changement générationnel.
- Est-ce justifié?
- J’ai de grands doutes quant à cette idée que si l’on change l’âge des présentateurs, on va presque automatiquement modifier l’âge du public. Les choses ne sont pas si simples… Et à ma connaissance, cela n’est pas démontré dans les chiffres d’audience et la composition du public. C’est de l’ordre du pari. Or, en imaginant que le changement de têtes ait un effet sur l’ensemble de la typologie du public, on fait supporter un poids bien trop lourd sur les épaules des présentateurs… En réalité, le jeune public a un problème plus fondamental avec la télévision, c’est son rapport à l’actualité qui change.
- Comme d’autres, la RTS réagit face à ces nouvelles consommations, sur les réseaux: elle fragmente ses TJ en capsules. Est-elle en train de tuer Darius?
- Elle produit des formats compatibles avec ces formes propres aux réseaux sociaux, réagissant à cette évolution du rapport à l’actualité. Dans le même temps, le rendez-vous du TJ n’est pas mort pour tout le monde. On peut imaginer un système qui maintienne le modèle traditionnel, avec ce présentateur entre le média et le spectateur, tout en développant ces formats. C’est une voie peut-être plus réaliste que de penser qu’en renouvelant les présentateurs, on va provoquer un retour massif à la télévision.
(Propos recueillis par Nicolas Dufour)