En 24 heures, la droite genevoise a fait étalage de son incohérence et de son sens des priorités en période de crise. Jeudi dernier, elle parvenait à faire échouer le projet de budget du Conseil d’Etat, au nom de l’efficience dont devrait faire preuve l’Etat plutôt que d’accroître le nombre de fonctionnaires. Le lendemain, en réintroduisant l’interdiction de facto de mendier dans les rues du canton, elle créait une nouvelle usine à gaz, dont les douze dernières années ont fourni la preuve du gaspillage des ressources de ce même Etat.

En cas de promulgation, cette nouvelle loi sera combattue sur le terrain du droit, annonce déjà l’avocate Dina Bazarbachi, qui avait su convaincre la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en janvier dernier, de juger la législation genevoise contraire à la «liberté élémentaire» de sa cliente, une mendiante rom de nationalité roumaine. En tendant la main, celle-ci n’a fait qu’«exprimer sa détresse» et «remédier à ses besoins par la mendicité», avaient tranché les juges de Strasbourg.

Contactée, Dina Bazarbachi déclare qu’elle saisira la Chambre constitutionnelle de Genève dès que la loi sera promulguée par le Conseil d’Etat. «Il est rare qu’un avocat s’exprime ainsi, mais je le dis clairement: je vais gagner ce recours, car cette nouvelle loi reprend ce que la CEDH a estimé illicite sous l’angle de la proportionnalité.»

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C’est en particulier la sanction elle-même, à savoir l’amende, qui pose problème. Dans le cas porté devant la CEDH, la mendiante avait été placée en détention durant cinq jours à Champ-Dollon pour n’avoir pas payé sa contravention de 500 francs. Cette décision a été qualifiée de «disproportionnée». «Dès lors qu’une amende ne peut pas être convertie en peine privative de liberté, elle ne sert à rien», fait valoir l’avocate, selon qui la mendicité ne peut donc plus être appréhendée sous l’angle pénal.

Suite à cet arrêt retentissant, le procureur général Olivier Jornot avait immédiatement suspendu l’application de l’article 11A de la loi pénale genevoise, dont il fut l’un des artisans en tant que député. Trois semaines plus tard, le député PLR Murat-Julian Alder déposait un nouveau projet de loi, tenant compte de l’interdiction d’interdire totalement la mendicité.

Bilan catastrophique

Son texte impose de telles restrictions que l’on pourrait en conclure, comme l’indiquait le Conseiller d’Etat Mauro Poggia à Heidi. news en mai, que la mendicité ne serait autorisée que «dans les vignes à Satigny». La loi interdit de tendre la main dans «une rue, un quartier ou une zone ayant une vocation commerciale ou touristique prioritaire» et définit des périmètres d’exclusion, par exemple dans un rayon de 50 mètres autour d’un arrêt de bus.

Bien qu’il ne l’ait pas combattue, le responsable de la sécurité genevoise admettait en outre que le bilan de la loi précédente, entrée en vigueur en 2008, était «catastrophique» d’un point de vue administratif, tout en soulignant que les activités de l’Etat n’avaient pas vocation «à être rentables». De fait, entre 2012 et 2020, plus de 35 000 contraventions ont été infligées pour plus de 4 millions de francs: 1,17% de cette somme a effectivement été encaissée, selon les chiffres de la police.

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Le processus bureaucratique s’avérait pour le moins fastidieux: les agents cantonaux ou municipaux constataient une infraction dans la rue, avant de remettre un rapport au Service des contraventions. Lequel devait ensuite s’arranger pour acheminer la contravention à qui de droit, en une manœuvre complexe en pratique, s’agissant de personnes sans domicile fixe et itinérantes. Pour accomplir la mission que lui a confiée le législateur, la police a dû s’équiper d’une camionnette remplie de paperasse et conduite par un fonctionnaire qui sillonnait les rues du canton à la recherche des destinataires de ces contraventions… Il a aussi fallu que la police genevoise s’entende avec son homologue roumaine pour notifier les amendes aux Roms rentrés au pays.

Punir les prostituées plutôt que les proxénètes

Par ailleurs, les contraventions sont venues obstruer le tribunal de police, amené à se pencher sur les milliers d’oppositions formées par Me Dina Bazarbachi. Lors de chaque audience, un juge, un huissier, un greffier et un interprète étaient mobilisés pour, le plus souvent, prononcer un acquittement ou une réduction de la contravention. Selon les estimations de Heidi. news, le tribunal a été saisi de ces questions jusqu’à 7 jours sur dix pendant certaines périodes.

Reste enfin la question des réseaux organisés, argument brandi par les promoteurs de la loi. A les entendre, la loi revêt une dimension préventive permettant de remonter les filières à partir des amendes infligées dans la rue. Mais là aussi, la loi est un échec. Aucun des deux uniques cas de traite d’êtres humains impliquant des Roms qu’a eus à juger le tribunal à Genève en 12 ans n’a découlé de la loi sur la mendicité. L’argument est de toute manière absurde, estime Groupe d’expert sur la lutte contre la traite des êtres humains du Conseil de l’Europe. Car, à supposer qu’un tel trafic existe, les mendiants seraient les victimes de l’exploitation; les réprimer reviendrait à punir les prostituées plutôt que les proxénètes.