Démocratie
Le vote du Brexit relance le débat sur l’abstentionnisme des jeunes. En Suisse, initiatives et idées abondent pour encourager le vote des plus de 18 ans

La «fracture générationnelle» qui s’est manifestée lors du référendum sur le Brexit n’est pas propre à la Grande-Bretagne. En Suisse aussi, les jeunes votent sensiblement moins que leurs aînés. Si le phénomène est connu, selon les spécialistes que Le Temps a interrogés, il n’est pas une fatalité pour autant.
L’exemple de la campagne d’Obama ou de la mobilisation autour du démocrate Bernie Sanders le prouve: un message politique plus accessible, plus concret, mais aussi des «scrutins électrochocs» peuvent encourager les jeunes générations à se rendre aux urnes voire à s’engager, à un niveau institutionnel ou non. Tour d’horizon en Suisse romande où les initiatives se multiplient pour faire entendre la voix des jeunes.
«L’effet parcours de vie»
Pour un adolescent de 15 ou 16 ans, la politique apparaît souvent comme un monde étranger, à part, très loin des réalités du quotidien. «L’intérêt pour la chose publique vient avec la stabilité, lorsqu’on commence à payer des impôts, un loyer ou qu’on doit trouver une place en crèche», explique Georg Lutz, professeur à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. C’est ce qu’il appelle «l’effet parcours de vie».
Le politologue juge en revanche qu’il n’y a pas de génération plus politisée qu’une autre: «En Suisse, la participation moyenne oscille entre 40 et 45% depuis les années 70.» «Les enjeux sont déterminants, renchérit Lukas Golder, politologue à l’institut GFS à Berne. Plus ils ont une portée émotionnelle, plus ils vont mobiliser.»
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Cela dit, prendre part à la vie politique «dépasse le simple fait de participer à un scrutin», estime Johan Rochel, vice-président romand du think tank Foraus, dédié à la politique étrangère. «On croit souvent que les jeunes ne votent pas parce qu’ils ne s’intéressent pas au débat. Ce raccourci est faux. Il y a mille manières de s’engager, dans une association ou un groupe de réflexion par exemple.» Ces plateformes, comme Foraus ou Operation Libero, comportent bien sûr leurs limites, mais peuvent servir de tremplin vers un engagement futur dans un parti.
«Scrutins électrochocs»
Autre forme d'«électrochoc», ces scrutins décisifs qui font office de révélateurs. Ce fut le cas en 1992 avec le refus d’entrer dans l’Espace économique européen, en 2009 avec l’interdiction des minarets ou, plus récemment, le 9 février 2014 avec l’acceptation de l’initiative UDC contre l’immigration de masse. «Ces décisions ont forgé des générations de politiques, déclare Johan Rochel. Tout comme Foraus a été créé suite à l’extension de la libre circulation des personnes en 2009, il est certain que le Brexit générera une prise de conscience à travers l’Europe.»
L’exemple de Genève
Au-delà d’un éveil politique spontané, les autorités tentent de lutter contre l’abstentionnisme des jeunes. A Genève, où la participation des 20-29 ans affichait 17,6 points de retard par rapport à la moyenne cantonale en 2015, le phénomène est pris très au sérieux. Depuis 2013, le canton a lancé plusieurs projets pour promouvoir les droits civiques chez les 15-25 ans.
Visites des institutions (salle du Conseil d’Etat, du Grand Conseil ou Palais de justice par exemple), semaine de la démocratie et concours de spots vidéos, la Chancellerie multiplie les initiatives pour semer la «graine de l’intérêt politique» auprès du jeune public.
Projet phare de l’arsenal depuis 2013: le concours «Cinécivic», coorganisé par des jeunes, qui invite les participants à imaginer un slogan de vote sous forme de vidéos ou d’affiches. «Les films primés sont ensuite diffusés dans les écoles, mais aussi dans les cinémas et les festivals, explique la chancelière Anja Wyden Guelpa. Depuis sa création, le projet a touché près de 30’000 jeunes.»
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Pour la première fois cette année, Neuchâtel, Vaud, Berne et Fribourg se joignent à l’expérience. «Nous avons également créé un prix par classe pour permettre aux élèves de primaire de participer et accru notre présence sur les réseaux sociaux», ajoute la chancelière. Ces supports ludiques s’additionnent aux cours d’éducation citoyenne, souvent escamotés et d’un niveau variable. «L’apprentissage de la politique s’apparente au piano, rien ne sert d’enchaîner les gammes si on ne prend pas de plaisir.»
Vers une gérontocratie?
Dans le sillage du Brexit, de nombreuses idées ont émergé. Compte tenu du vieillissement de la population, la Suisse se dirige-t-elle vers une gérontocratie? Accorder le droit de vote aux enfants sous l’égide de leurs parents: la suggestion du think tank économique Avenir Suisse suscite le débat. «L’électeur médian vieillit, c’est un fait, constate son directeur romand Tibère Adler. Il faut lever le tabou sur la question. A long terme, le déséquilibre démographique pourrait poser problème. En particulier sur des enjeux fortement liés à l’âge comme la réforme des retraites par exemple.»
Autre proposition de la députée Jacqueline Fehr (PS/ZH): doubler la voix des électeurs entre 18 et 40 ans pour sur-représenter les intérêts de cette partie de la population, amenée à se raréfier. «Irréaliste», aux yeux des spécialistes consultés.
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Quelle efficacité?
La campagne easyvote, le vote électronique, les réseaux sociaux: ces mesures sont-elles vraiment efficaces? Lionel Marquis, professeur à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne relativise. «Les réseaux sociaux à eux seuls ne sont pas suffisants et doivent être couplés à une présence sur le terrain.»
Pour Georg Lutz, le faible taux de participation des jeunes s’explique aussi par des facteurs inhérents à notre système de démocratie directe. «Plus la demande est fréquente, plus les électeurs sont sélectifs. Seul 10% d’entre eux participent à tous les scrutins.» Dès lors, les mesures les plus «efficaces», selon lui, seraient aussi les plus contraignantes: rendre le vote obligatoire ou diminuer le nombre de scrutins par exemple.
Parole de jeunes
Flavia Kleiner, fondatrice d’Operation Libero
Enfant du 9 février
La Zurichoise Flavia Kleiner, à la tête du mouvement Operation Libero, est une enfant du 9 février. A 25 ans, elle incarne cette génération déçue, au lendemain du vote sur l’immigration, qui cherche à maintenir la Suisse comme «terre d’opportunité». «Les jeunes doivent formuler leurs besoins, défendre leurs libertés et se responsabiliser pour façonner la Suisse de demain, sans se laisser dicter leur avenir», explique celle qui n’a pas choisi d’intégrer un parti traditionnel mais de créer son propre mouvement.
Lisa Mazzone, conseillère nationale (Verts/GE)
Benjamine du Parlement
Engagée elle aussi dans le débat politique, Lisa Mazzone (Verts/GE), 28 ans, est la benjamine du Parlement. Elle constate un réel manque de représentativité dans les organes décisionnels. «Non seulement les jeunes sont peu sensibilisés à la défense de leurs intérêts, mais ils disposent en outre de peu de relais.» A ses yeux, le langage politique doit s’adapter aux jeunes et investir les lieux qu’ils fréquentent. «L’interaction, en direct ou sur les réseaux, porte ses fruits», ajoute celle qui a longtemps animé des débats dans des écoles.
Philippe Nantermod, conseiller national (PLR/VS) et vice-président du PLR
Jeune et conscient
Pour Philippe Nantermod, Conseiller National (PLR/VS) et vice-président du PLR âgé de 32 ans, inutile de simplifier le message à outrance: «Certains enjeux sont complexes, il faut s’en accommoder. On ne vote pas comme on va au McDonald’s. La conscience politique s’acquiert avec la maturité». Il admet en revanche qu’une «série de regrets dans les urnes peut pousser les jeunes à se mobiliser». Quid du vote à 16 ans? Un «gadget arbitraire qui n’apportera rien» répond le jeune homme qui n’a jamais raté aucune votation.