La Suisse est dépendante de ses frontaliers
Emploi
La crise sanitaire a mis en relief le rôle crucial joué par les actifs transfrontaliers dans le bassin lémanique mais aussi dans le reste du pays. Ils ont été exemptés des tests PCR

Au plus fort de la pandémie au printemps 2020, ils pouvaient franchir les frontières genevoises malgré les blocs de béton barrant l’accès à la plupart des douanes. Des voies, nos tapis rouges disaient-ils, leur avaient même été dédiées tandis que sur les pare-brise un macaron indiquait: Covid-19, service prioritaire. Tous des travailleurs frontaliers, personnels des hôpitaux essentiellement mais aussi employés des TPG, de commerces, de sociétés de surveillance.
Idem depuis le 31 janvier: un test PCR négatif est demandé pour se rendre en France mais les frontaliers en sont exemptés. «Le contraire aurait été un non-sens. Un emploi sur quatre est occupé par un frontalier dans le canton. Aux HUG, 60% du personnel infirmier habite en Haute-Savoie ou dans l’Ain. Genève sans ses pendulaires français, ça ne fonctionne pas», commente Michel Charrat, le président du Groupement transfrontalier européen (GTE) basé à Annemasse (30 000 adhérents).
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Voilà qui d’emblée mesure le poids «du frontalier» à Genève mais aussi en Suisse romande et dans l’ensemble du pays. Au troisième trimestre 2020, la Suisse comptait, selon l’Office fédéral de la statistique, 341 000 frontaliers titulaires du permis G (221 000 hommes, 120 000 femmes) dont 152 000 dans les cantons romands (GE, VD, FR, VS, JU, NE), 70 000 au Tessin, 30 000 en Suisse orientale, 10 000 à Zurich. La majorité des travailleurs frontaliers proviennent de France (55%) alors que 23% résident en Italie, 19% en Allemagne et 3% en Autriche. Les cantons de Genève, de Bâle-Ville et du Tessin rassemblent 60% de l’ensemble des frontaliers actifs qui y représentent aujourd’hui plus de 30% de la main-d’œuvre.
20% du PIB
Professeur d’économie à l’Université de Genève et à la Haute école de gestion, le professeur Giovanni Ferro-Luzzi estime que les différentiels de salaire entre la Suisse et les pays voisins «jouent évidemment un rôle prépondérant dans l’attirance des travailleurs frontaliers car les rémunérations y sont environ deux fois supérieures à celles pratiquées en France, en Allemagne et en Italie». «On observe aussi un différentiel de taux de chômage favorable à la Suisse par rapport à ses voisins hormis l’Allemagne», poursuit-il.
Selon le Seco, toujours au troisième trimestre 2020, près de 70% des frontaliers étaient concentrés en Suisse dans les divisions économiques suivantes: industrie (24%), commerce (14%), activités scientifiques et techniques (10%), santé humaine et action sociale (10%), services administratifs (10%), construction (8%), transport (5%), hôtel-restauration (5%), enseignement (3%), information et communication (3%). La répartition des secteurs économiques varie bien entendu selon les spécificités régionales.
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Le poids économique des frontaliers en termes de contribution au PIB dans les cantons romands a été évalué en 2016 dans le cadre d’une étude des banques cantonales romandes. Près de 20% du PIB romand provient des frontaliers. Autrement dit, un cinquième de la création de valeur dans la région dépend de ces travailleurs mobiles. Des différences existent d’un canton à l’autre: Genève est à 22%, le Jura à 16, Neuchâtel à 11 et Vaud à 6.
Crainte du MCG
Le Seco précise ne pas avoir connaissance d’une étude similaire pour le reste du pays. «Ces données collectées peuvent paraître lointaines mais en quatre années elles tiennent encore, il n’y a pas eu de bouleversement notoire», prévient Giovanni Ferro-Luzzi. Lui et deux de ses confrères ont remis en 2016 un rapport à l’intention du Conseil du Léman intitulé «La contribution des actifs transfrontaliers à l’économie de l’espace lémanique». Il confirme: «L’activité transfrontalière est par exemple cruciale pour Genève puisque les actifs transfrontaliers contribuent à un franc sur cinq du PIB cantonal.» Cette donnée parmi d’autres: la contribution des permis G résidant dans l’Ain au PIB genevois fut cette année-là de 1,19 milliard de francs.
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Antoine Vielliard, ancien maire de Saint-Julien-en-Genevois, fin connaisseur des relations franco-suisses, juge que ceux qui continuent à minimiser, voire à nier la contribution des frontaliers à la prospérité de la Suisse mènent un combat d’arrière-garde. «La Suisse ne peut plus s’abriter derrière ses montagnes. L’économie mondiale est imbriquée, les Etats sont interdépendants, la crise sanitaire nous en convainc chaque jour», argue-t-il. Dans son viseur, le très anti-frontaliers MCG qui a perdu de son audience mais reste à ses yeux le parti pivot au Grand Conseil genevois. «Ce parti continue à peser, à l’image de l’interdiction faite aux élèves frontaliers d’être scolarisés à Genève», précise-t-il.
Les frontaliers consomment en Suisse, aussi
Une idée reçue veut que les travailleurs frontaliers consomment peu en Suisse. Sujet litigieux car peu d’études existent. L’OFS fournit des données mais uniquement de ménages résidant et consommant en Suisse (l’Insee a une démarche similaire appliquée à la France). Toutefois, en 2012, une enquête de l’OFS sur la consommation des ménages indiquait que la consommation des actifs transfrontaliers sur leur lieu de travail pour les cantons de Genève, de Vaud et du Valais atteignait pour l’année la somme non négligeable de 2,4 milliards de francs, avec toujours la part du lion pour Genève.
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En 2017, l’Université de Genève et la Haute école de gestion ont mené sur le territoire du Grand Genève une étude basée sur des données récoltées par sondage téléphonique. 9,5% des dépenses alimentaires y étaient réalisées dans le canton de Genève, toutes régions confondues (Haute-Savoie, Ain, Nyon), mais si le répondant travaillait dans le canton de Genève (frontalier ou pendulaire), la part se montait à 17%. Pour les dépenses liées à la culture, aux loisirs et au sport, la part toutes régions confondues est de 23% et de 37% si la personne exerce une activité à Genève. Pour la restauration et les bars, respectivement de 25% contre 47%. Pour rappel enfin, la crise sanitaire a impacté durement les actifs transfrontaliers, davantage que les travailleurs résidant en Suisse. Le chômage des frontaliers a connu en 2020 une hausse record de 13% par rapport à 2019.
Premier secteur touché: l’hôtellerie-restauration. Michel Charrat craint une nouvelle hausse à venir, avec toute une série de contrats à durée déterminée qui ne seront pas reconduits et de missions d’intérim suspendues, notamment à l’aéroport.