Une Alémanique, Genevoise d’adoption, en poste à Berne après des années passées à l’étranger. A lui seul, le profil de Carine Bachmann, nouvelle directrice de l’Office fédéral de la culture (OFC), incarne la diversité helvétique. Une vision large qu’elle souhaite mettre à profit dans un monde de plus en plus polarisé. «La culture, c’est ce qu’il vous reste quand on vous prend tout, c’est la capacité d’une société à se questionner, le garant d’une démocratie vivante», estime celle qui a pris ses fonctions en février dernier. En pleine canicule, entre deux attaques de guêpes et une gorgée d’eau gazeuse, elle évoque les multiples défis qui attendent le secteur, fragilisé après deux ans de pandémie.

Retrouvez nos portraits de cinq élus du Forum des 100

Un «pur produit suisse»

A 55 ans, Carine Bachmann se déclare bilingue, mais aussi biculturelle. Un atout pour sa fonction actuelle. Née en Argovie, elle grandit en parlant français, suisse-allemand et japonais, les obligations professionnelles de son père ayant en effet entraîné la famille en Extrême-Orient. De retour en Argovie à l’âge de 5 ans, Carine Bachmann y effectue toute sa scolarité et, sa maturité en poche, rêve d’étudier à l’étranger. Faute de moyens, la jeune fille parcourt la carte de la Suisse, à la recherche de l’endroit le plus éloigné de chez elle. Genève, où elle ne connaît personne, fait office de destination exotique.

A Genève puis Zurich, elle étudie la psychologie sociale, le droit international public et les sciences du cinéma. C’est par ce biais qu’elle effectue sa première expérience professionnelle au festival du film expérimental Viper à Lucerne. De l’organisation à la programmation en passant par les relations avec la presse, elle découvre les coulisses d’une manifestation d’avant-garde.

Après ses premières amours cinématographiques, Carine Bachmann s’engage durant dix ans dans la recherche académique et la coopération au développement. Avec son mari, journaliste et chercheur d’origine arménienne, elle fonde au début des années 2000 une ONG active dans la prévention des conflits dans les pays de l’ex-URSS. «A l’époque, la Suisse cherchait à jouer un rôle actif dans la construction de ces jeunes Etats, en particulier du point de vue de la gouvernance», se rappelle-t-elle. Dans le Caucase et en Asie centrale, les questions culturelles et linguistiques sont ultra-sensibles. «Dans certaines séances, les interlocuteurs étaient prêts à en découdre au corps à corps», évoque-t-elle.

De retour en Suisse, Carine Bachmann dirige durant dix ans le Département de la culture et de la transition numérique en ville de Genève, où elle s’attache notamment à réformer les politiques muséales, visant à promouvoir une plus grande ouverture sur la cité. Une tâche qui exige patience et audace dans le domaine, réputé très remuant, de la culture genevoise. Elue à la Constituante genevoise pour les Verts, elle garde de cette expérience une conscience politique affûtée.

Un rôle rassembleur

Issue d’une famille peu politisée et tournée vers le secteur privé, Carine Bachmann conçoit l’engagement pour la chose publique comme un privilège. D’un budget communal de 320 millions de francs, elle saute à l’échelon fédéral avec, paradoxalement, une enveloppe moins élevée de 270 millions. «La Confédération ne représente que 10% du financement public de la culture en Suisse, les cantons environ 40%, les villes et les communes 50%, rappelle-t-elle. Financièrement, cet apport est relativement faible, mais c’est le seul acteur qui couvre tout le territoire.» A ses yeux, la Confédération joue un rôle pivot, garant du dialogue entre les différents acteurs afin de permettre des politiques culturelles d’envergure nationale.

Entrée dans la culture par le biais du cinéma, Carine Bachmann assume son statut d’outsider. «Je ne suis ni une artiste ni une créatrice, mais je connais en profondeur la scène culturelle, dont je défends une conception très large qui englobe également la pratique amateur, les traditions vivantes ou encore le patrimoine.» Elle aime parler de la culture comme de la colonne vertébrale d’une société. «Surtout dans un système fédéraliste comme le nôtre où aucun échelon ne doit être écarté des discussions», argumente-t-elle.

Futur Message culture 2025-2028

Dans l’immédiat, Carine Bachmann s’attelle à préparer le prochain Message culture du Conseil fédéral, qui sera mis en consultation au printemps 2023. Au sortir de la pandémie, avec l’éclatement d’une guerre en Europe, quels sont les grands enjeux pour la culture en Suisse pour les quatre années à venir? Fidèle à sa réputation de femme de dialogue, Carine Bachmann a consulté les milieux pour avoir l’écho du terrain. Six priorités se sont dégagées: conditions de travail, flexibilisation des moyens de soutien, développement durable, transformation numérique, patrimoine culturel vivant et gouvernance.

Des chantiers colossaux et parfois brûlants, comme la précarité des acteurs culturels ou encore le débat sur le patrimoine. Pas de quoi effrayer Carine Bachmann, qui tient à aborder tous les thèmes sans tabou. «Les musées et les institutions de mémoire sont des lieux vivants qui doivent mettre en perspective notre passé, mais aussi questionner ce que nous sommes aujourd’hui», estime-t-elle, rappelant que la création d’une commission indépendante pour traiter des cas d’art spolié à l’époque nazie et coloniale est en débat au parlement.

Saura-t-elle manœuvrer un office stratégique en évitant les écueils partisans et les querelles de clocher? «J’ai acquis une solide expérience de ces enjeux à Genève en douze ans, je suis vaccinée», sourit Carine Bachmann, en soulignant le changement de culture politique. «A Genève, tout est sujet à débat. A Berne, c’est le compromis qui est valorisé. Ma priorité désormais, c’est de fédérer les acteurs pour renforcer le rôle de la culture dans notre pays.» Penser l’avenir mais aussi, dans l’immédiat, panser les plaies de la pandémie qui a bouleversé les habitudes des spectateurs, vidé les salles de cinéma et mis en péril certaines manifestations: le défi de Carine Bachmann se décline au présent et au futur.


Profil

1967 Naissance à Baden.

1989 Bachelor en psychologie à l’Université de Genève.

1995 Master en psychologie sociale, sciences du cinéma et droit international public à l’Université de Zurich

2001 Création de l’ONG de coopération au développement Cimera.

2011 Nomination à la tête du Département de la culture et de la transition numérique de la ville de Genève.

2022 Nomination à la tête de l’Office fédéral de la culture.