Pour Uber, le temps de ses chauffeurs n’est pas de l’argent
Travail
AbonnéLe parlement fédéral est saisi d’un projet demandant que le temps d’attente des chauffeurs soit rémunéré. L’algorithme de la plateforme devrait aussi être plus transparent. A Genève, il existe, depuis le mois d’août, une alternative au géant californien, initiative d’une coopérative de chauffeurs

Quand un ouvrier attend sur un chantier que du matériel soit livré, il est rémunéré. La même logique prévaut lorsqu’une vendeuse patiente jusqu’à ce que des clients sollicitent ses conseils. Ces situations ordinaires dans le monde du travail ne le sont pas dans celui d’Uber. Entre deux courses, le temps d’attente et celui consacré à aller chercher le prochain client ne comptent pas, quand bien même le chauffeur est à disposition de la plateforme.
C’est à cette inégalité de traitement qu’entend s’attaquer le conseiller national Christian Dandrès. Le socialiste genevois a déposé une initiative parlementaire demandant deux choses. D’abord, que les chauffeurs soient salariés pour l’ensemble du temps consacré à la plateforme. Il s’appuie sur un travail effectué par Paul-Olivier Dehaye, qui avait notamment révélé le scandale Cambridge Analytica, une firme britannique qui exploitait les failles de Facebook pour peser sur l’élection présidentielle américaine en 2016. Dans le cas d’Uber, ce mathématicien basé à Genève a analysé la journée type d’un chauffeur et constaté qu’il «attend beaucoup plus de temps qu’il n’en passe en course. Parfois, il attend pendant des heures, sans avoir une seule course», comme il l’a expliqué à la RTS.
Transparence en question
Le second volet de ce projet législatif s’attaque au cœur de la mécanique d’Uber, à savoir son algorithme. Jugé d’une «grande opacité», il ne permettrait pas aux chauffeurs, selon Paul-Olivier Dehaye, de calculer précisément les frais de kilomètres qui leur sont dus par la plateforme. Il s’agit notamment des données GPS.
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Autre conséquence du manque de transparence, relevée par le conseiller national: Uber peut «appâter» les nouveaux chauffeurs en leur offrant beaucoup de travail. Et lorsqu’ils investissent, la quantité de courses diminue. «Ils sont alors pris dans la nasse, contraints de rembourser leur investissement.» La législation que propose Christian Dandrès est conforme à la réglementation envisagée par la Commission européenne.
Un employeur reconnu comme tel
En juin, le Tribunal fédéral a débouté Uber qui recourait contre une décision prise en 2019 par l’Etat de Genève. L’arrêt de la plus haute juridiction suisse confirmait le statut d’employeur de la plateforme, avec les obligations qui en découlent, notamment en termes de salaire et de cotisation aux assurances sociales. Instigateur de cette décision, le conseiller d’Etat Mauro Poggia expliquait au Temps s’être aperçu que le modèle économique de la plateforme «ne servait ni les travailleurs, sur qui Uber faisait peser son risque économique, ni les rentrées fiscales du canton étant donné que la multinationale n’a pas son siège en Suisse».
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Sa collègue Fabienne Fischer, qui a repris le dossier, négocie depuis quatre mois les modalités de la mise en conformité d’Uber. Une première commission tripartite se consacre au calcul des montants dus par le géant californien aux chauffeurs entre 2019 et 2022, en tenant compte de son statut d’employeur. Une seconde commission essaie de définir la façon dont il pourra poursuivre ses activités, en particulier par le biais de la société intermédiaire de transport qui emploie désormais plus de 400 chauffeurs.
Contactée, la conseillère d’Etat se félicite que l’initiative de Christian Dandrès donne un écho au niveau fédéral aux «questions centrales» que sont les données, notamment l’accès à celles-ci par les chauffeurs, ainsi que le temps de travail (temps de course, d’approche, d’attente et de connexion), qui doit être payé.
Sollicitée, Uber* réaffirme que ses chauffeurs sont libres d’honorer ou non une course, ajoutant qu’en acceptant d’en faire suffisamment, ils peuvent «réaliser des gains intéressants même sans temps d’attente payé». La flexibilité offerte leur permet aussi de proposer leurs services à d’autres applications. Quant aux données, la firme renvoie à son centre de gestion de la confidentialité, à travers laquelle chaque chauffeur peut accéder à ses données personnelles.
Une app «éthique et légale»
Dans l’intervalle, les difficultés d’Uber à Genève ont suscité des vocations. Quelques semaines après la décision du Tribunal fédéral est née la Société coopérative des chauffeurs VTC indépendants. Ses membres, qui seraient 500, soit un tiers des chauffeurs indépendants dans le canton, sollicitent alors l’entrepreneur Ayman Hijjawi pour créer, quelques semaines plus tard, la société SuperCH SA et surtout l’application Super Rider.
Super Rider, qui se définit comme «la seule app éthique et légale pour se déplacer dans Genève», obtient en deux semaines, en août, l’agrément de «diffuseur de courses» de la part du canton. «Les autorités nous ont beaucoup soutenus, souligne Sara Hamdan, directrice du marketing de Super Rider. Il faut dire que notre initiative lui épargne d’importantes indemnités de chômage.» «Mon but n’est pas de gagner de l’argent, mais de rentrer dans mes frais», explique Ayman Hijjawi.
La grande différence entre Uber et Super Rider? Sur la plateforme genevoise, ce sont les chauffeurs, actuellement au nombre de 220, qui fixent le prix des courses, dont ils perçoivent la totalité. SuperCH SA perçoit 10% de frais administratifs qui sont facturés aux clients. A titre de comparaison, Uber encaisse entre 26 et 30% de ce que paient ses utilisateurs.
La plateforme genevoise revendique 3500 utilisateurs. Pour devenir rentable, elle devra croître bien davantage. «Nous devons consolider notre position, être plus visible. Une fois cet objectif atteint, nous pourrons envisager une expansion ailleurs en Suisse», poursuit Sara Hamdan. Au bout du compte, la firme aimerait pouvoir vendre 25% de son capital à la coopérative de chauffeurs.
* La position d’Uber a été ajoutée après publication, la firme n’ayant pu, un dimanche, répondre à temps.