Professeur de théorie politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, Laurent Bouvet est un des leaders de la Gauche populaire, un mouvement proche du Parti socialiste français, qui plaide pour la reconquête des couches populaires. Pour Le Temps, il analyse le divorce, à gauche, entre multiculturalistes et républicains laïcs.

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- La gauche de la gauche genevoise se déchire sur l’islam et la laïcité, les laïcs pur sucre s’en prenant vertement aux multiculturalistes, et réciproquement. Le phénomène dépasse largement les frontières du petit canton de Genève…

- Oui, c’est quelque chose que l’on observe beaucoup en France, où les mêmes questions traversent l’ensemble de la gauche et même au-delà. Le clivage oppose ceux que l’on appelle les «islamo-gauchistes» et la gauche républicaine et laïque. Les premiers considèrent que l’islamisme n’est pas un problème en soi et qu’il faut s’accommoder, avec des nuances, de la place que prend l’islam dans nos sociétés. Les seconds estiment que l’islam, comme toutes les religions, doit avoir sa place et pas plus dans la société: entre liberté de croyance et de pratique, et respect des principes communs. Ils refusent fermement que l’islam puisse faire changer d’une manière ou d’une autre le contrat social.

Diriez-vous, avec Gilles Kepel, que pour une certaine gauche, «les musulmans» se sont substitués au «prolétariat», en ce sens qu’ils incarnent désormais les opprimés qu’il faut défendre?

- Oui, je le suis totalement. Gilles Kepel est d’ailleurs l’un des rares intellectuels qui ont bien compris ce qu’est l’islam politique. Pour une partie de la gauche, il y a une substitution historique du prolétariat vers les minorités en général et particulièrement vers les musulmans dans les pays occidentaux, qui seraient les nouveaux damnés de la terre. Il s’agit alors d’être à leurs côtés quoi qu’il advienne, parce que ce sont des victimes. C’est la culture de l’excuse. Et cela peut aller très loin. On a pu entendre par exemple que «les journalistes de Charlie Hebdo n’avaient qu’à pas caricaturer le prophète»…

- La fracture entre ces deux gauches est-elle condamnée à s’aggraver à mesure que le fait musulman prend de l’ampleur dans le débat public?

- Il faut faire attention avec le «fait musulman». On l’a vu avec les attentats de Paris, Daech s’en prend désormais à tout le monde, y compris aux musulmans. Le rejet de l’islamisme au sens terroriste du terme est donc aujourd’hui important, y compris chez les musulmans, qui demandent à l’Etat de les protéger. Mais l’islamisme, ce sont aussi des pressions au quotidien, à partir de certaines mosquées et de certains intellectuels, pour interdire toute forme de critique de l’islam. Cet islamisme considère la laïcité comme quelque chose d’islamophobe en soi. C’est un combat culturel. Or ces revendications islamistes prennent de l’importance. Et quand une certaine gauche se fait l’alliée de ces revendications, ou du moins refuse de s’y opposer, cela accentue évidemment le divorce avec la gauche laïque. L’idée de cette gauche est de résoudre les tensions sociales en laissant les musulmans vivre comme ils l’entendent. Mais à mon avis, cela produit l’effet inverse.

- Le point de rupture est-il atteint, à gauche, sur cette question?

- La gauche est déjà en train de se diviser sur d’autres questions. Sur la question écologique, par exemple, ou sur les questions économiques, entre étatistes et libéraux. Ce nouveau clivage vient s’ajouter aux précédents. Il devient dès lors compliqué de parler d’une gauche en tant que telle, qui s’opposerait à la droite. La gauche n’est déjà plus une famille unie depuis longtemps. Et la population, à l’heure des choix électoraux, est de plus en plus influencée par ces nouveaux clivages dits culturels.